jeudi 20 août 2015

Я живу на другой планете / Je vis sur une autre planète. Partie 2






Tu te souviens d’un être mélancolique. Il s’appelait André. Au milieu des années 90, quand tu lui disais ta joie d’écouter telle musique, ou ton rêve de te rendre un jour à Mourmansk simplement parce que tu avais vu un reportage à la télé, il répondait parce que ça l’agaçait : « Oui, mais c’est comme un paysage regardé derrière la fenêtre, la Russie aujourd’hui c’est un pays cassé, effondré : tu ne sauras rien construire avec ça : c’est comme une grosse masse de métal tombée sur le côté ».

Bien sûr, il évoquait aussi la pluie ou le gel, ou d’autres fracas. Tu te souviens de votre situation de jeunes artistes dans la petite ville française de Rennes quelques temps après que le parlement de Bretagne ait brûlé. À cette époque insouciante, il est vrai, tu avais trouvé le moyen de t’éprendre d’une jeune femme polonaise. Elle vivait au dernier étage d’un immeuble cossu de la rue Victor Hugo, à deux pas des ruines du parlement, ou elle avait son propre atelier et ou elle ne faisait rien. Ça te faisait envie cette manière de rouler les R doucement, quand elle fumait. Peine perdue. Vous buviez. Plus tard André, toujours chèvre, s’égarait dans la nuit. Le jeudi soir, les étudiants faisaient la fête.

Tu logeais assez loin du centre, après le Thabor. Tu situes ? Les soirs d’été des moustiques venaient roder autour de vos têtes. Il y avait des désirs clope sur clope. On entendait les martinets dans la ruelle. En face, derrière la vitrine embuée du bar, on jouait au flipper. Les pompiers un instant s’arrêtaient aux feux dans un fracas de sirène. Et tu savais que la bête en toi amoureuse, braque, lançait comme ça de temps en temps des attaques en piqué, il est vrai accentuées par l’effet que produit le vin. Bon. Le dragon soufflait sur la princesse polonaise, sur son corps blanc en toi allongé par l’esprit. Bien. Gisante sur la mémoire et tout le reste ; c’est bien de revoir ça.

Ton lit se trouvait au premier étage sous des combles déjà si bas qu’on ne pouvait pas tenir debout. Tu étais assez semblable à une chauve-souris. Endormi tu te retrouvais dans un train nocturne. Un train de nuit. C’était beau. On voyait les étoiles depuis le velux. En rêve tu dansais sous la neige et désirais tout ce qui pouvait l’être. Tu t’éveillais en pleine nuit et tu entendais pour de vrai la rumeur des convois de marchandises qui sifflaient et passaient au loin, vers la gare.

Chez toi, rue de Paris, point d’évaporée pour le moment et il n’y avait presque pas de chauffage dans l’appartement ou il faisait froid et humide. Il fallait passer devant chez la logeuse. Tu ne sais plus si c’était Leningrad ou quoi mais ça cognait. Il serait assez juste de préciser que tu étais en guerre assez hostile avec la peinture, à l’époque. Rennes était grise et propre. Polie. C’était juste avant de rencontrer Sonia. Vous deviez plus tard, elle et toi, avoir ensemble une fille et la guerre dès cet instant semblait être achevée pour toujours. Maintenant, dans le moment, dans le mitan des années 1990 et après l’effondrement de l’empire soviétique apparaissait il y a vingt-cinq ans une situation inédite, que le Monde ne connaissait pas encore.

Aujourd’hui, Sonia revient de Hollande. On dirait qu’elle se croit au cœur d’un tableau hollandais. La veille au soir, elle avait longuement décrit une nouvelle fois sa chambre d’hôtel de Delft devant les amis. Elle parlait de sa passion pour le peintre Vermeer. Elle comparait l’apparence de la chambre, le découpage, l’espace, le volume des pièces, à je ne sais quelle organisation précise dans un tableau du célèbre peintre et des similitudes qu’elle avait perçue entre le tableau et la réalité. Elle montrait des reproductions dans un livre, juste avant le début la projection d’un film qui devait s’avérer sans intérêt. Après, une fois que les amis eussent quitté la maison c’était comme une guerre larvée entre vous deux, même si d’habitude elle comble tout blanc dans la conversation par une sorte d'enduit supposé apprêter la surface du tableau.

Sonia parlait de sa solitude au cours du voyage et disait, point de regret : « On se demande comment on ne devient pas fou, dans une telle situation. » Elle parlait d’autre chose, sans savoir. Car il y a cette part étrange, chez elle, qui étend certains soirs italiens sur l’herbe encore tiède des chaleurs de la journée, des ombres allongées et un brin menaçantes d’ovoïdes cyprès. Sonia aime la mer et surtout ses reflets. Ils agissent sur elle. Elle va marcher habituellement environ une heure par jour dans le paysage finistérien, de préférence vers la côte (là où tu préfères la campagne), cueille des fleurs dès le début du printemps jusqu’à la toute fin de l’automne, s’attarde lentement, fabrique un bouquet. S'arrête et contemple l'océan sinon si c’est l’hiver elle ne s’arrête pas. Depuis qu'elle vit ici, elle souhaiterait que de tels paysages bruns, parfois gris-bleu et la mer posée à plat lui transmettent ensemble leurs forces. Elle voudrait qu'ils fonctionnent comme un carburant bleu. Ils sont déjà pour elle comme un alcool très fort.

jeudi 22 août 2013

Я живу на другой планете / Je vis sur une autre planète. Partie 1

Crédit Photo = O.B



La vue depuis l’appartement se décompose en quelques plages horizontales et colorées : en bas les voitures sont alignées serrées. Aussitôt après une surface de halage pierreuse bute contre les quais puis voilà une rangée d’arbres régulière. Depuis les parapets en acier, des escaliers conduisent quelques mètres plus bas, à hauteur des eaux vertes du canal Saint-Martin à Paris ; sombre une partie de la matinée et plus tard sous le soleil ponctué de reflets. Sur l’autre rive, en exacte symétrie, l’horizontale d’autres quais, d’autres parapets et encore après la masse régulière, grise, comme échouée, de grands immeubles parisiens, rectangles articulés les uns dans les autres, origamis de béton qu’on voudrait déplier.

Parmi eux se distingue une brigade des pompiers de Paris, juste à côté d’un café. Tu vois les pompiers, d’abord au garde-à-vous, s’entraîner tôt le matin à cabrioler entre les camions rouges, tenant des échelles à bout de bras, les jetant l’un à l’autre à l’exercice et les gyrophares, les casques argentés comme des poissons, se reflètent dans les eaux à peine voilées du canal.

Les propriétaires de l’appartement où tu loges sont partis en vacances. C’est un endroit calme, à l’écart des boulevards bruyants. Août 2013. Un souffle de vent. Tout est bleu dans le ciel. Août. Ce matin, tu vas déposer ton dossier de demande de visa pour aller en Russie.

Hier soir, Claire t’a remis les clefs de l’appartement prêté. Elle évoquait un récent voyage en Inde. Elle racontait ça au moyen de souvenirs précis et verts, s’animant en petits gestes de la main rapides, symétriques. Si tu ne savais pas quoi faire, lors de ce séjour, elle te recommandait d’aller faire un tour du côté des plages de Paris et nager, de te détendre un peu. À propos ; vous échangiez trois mots sur la Bretagne. Puis comme elle revenait toujours à l’Inde, de but en blanc, tu évoquais ton projet de voyage en Russie. Elle te donnait quelques consignes concernant l’arrosage des plantes et au moment de filer, Claire, pressée, manquait presque de te remettre les clefs avant de dévaler l’escalier.

Tu te souviens aussi d’une autre conversation avec Anna, qui disait, presque aussitôt après ton arrivée à Saint-Pétersbourg : - Vous êtes comme le martien pour moi. Tu répondais : - Être là. Regarder. C’est tout ce qui m’intéresse, Anna. Oui, elle disait ça : des choses fameuses le long de la Fontanka, devant le musée Akmatova. Ou encore devant la basilique Notre Dame du Sauveur sur le Sang. Ou devant le croiseur Aurore qui se déplace de temps en temps. Oui, de temps en temps il remonte l’escalier de sa vieille maison - le port de Saint-Pétersbourg - pour aller se faire recogner le métal quelques bassins plus loin.

C’était vrai. À l’occasion de ce premier voyage à Saint-Pétersbourg, à ton arrivée, après les premiers pas dans la rue, tu t’es aperçu que tu dormais ici. Que dans tes rêves, la nuit, tu te voyais ici. C’était un peu inquiétant et nocturne. Il s’agissait alors d’une Russie modifiée qu’il eut fallu désigner autrement. C’est normal à cause de ton casque et de la combinaison spatiale, quand tu débarquais, ignorant tout de la langue, des mots, de la musique. Il s’agissait d’un voyage qui ne coïncidait pas forcément avec la réalité de ton imaginaire. Tout comme des affiches, par exemples, soudaines dans la rue, nous trouble car il s’agit d’un rêve, soudain ou nous devons revenir à un effort d’attention parce que le sourire vibrant et rouge sous les cocotiers alors que nous étions au mois de novembre veut nous entraîner dans une réalité parallèle ; on voit le mensonge, il crie, et pourtant c'est la réalité pour nous qui vivons ici et maintenant. Tu baisses la tête alors comme un cheval de trait. Tu voudrais avoir un chapeau qui te donnerait l'impression d'être un homme, un vrai.

Lisez l’image et le tableau.

Tu observais tout avec des yeux ronds cyrillisés : les bords de la Néva en pointillés encombrés de travaux, le bordel dans la rue, le musée de l’Hermitage, les Rostres : tout ceci ne correspondait pas à la carte postale. Pour tout dire, tu voyais en fond une carte de la ville et par-dessus le profil de la Dame. Tu ne savais plus que peindre dans ta tête, si c’était du Chagall ou quoi.

Vous étiez tous les deux brumeux et très froids, noir et blancs gantés avec écharpes, manteaux et boues dans les rues verglacées par moins seize. Sur les vitres des autobus on pouvait voir en une fraction de seconde se former de curieux dessins blancs de plantes variées souvent semblables à des fougères. Elle te prenait en charge et par la main, Anna. Tu serrais. Tu regardais tout ça. Chat qui d’un geste sur le côté revient dans le passé ; danse. D'un bond il est sur l'armoire. D'un bond il est trente ans en arrière, mais cela nous ne le savions pas.

mardi 29 mai 2012

Le bal - Deuxième partie.



Cet après-midi, le cheval blanc est rentré sans cavalier, en nage, restant là docile au milieu de la cour du Château jusqu’à ce que Kolia vienne le chercher dans un grand silence, seulement troublé par le chant des petits scandaleux. Ensorceler Anna ? Se mélangeaient les herbes dans la marmite pour faire le filtre. Tu essaieras. Tu ne sais pas si tu seras changé en grenouille ou devenir verre dépoli, mais ce sera peut-être amusant pour Anna. Tu écoutais les amis parler sous la véranda. Il faisait chaud. Tu étais loin. L’orage grondait au-dessus des récoltes. Des fourmis heureuses trouvaient le chemin du sucrier. Du vin de Géorgie. On s’activait en cuisine à faire des confitures en prévision du bal qui a lieu maintenant.

L’orchestre ne rend pas un son correct, tout au plus un bruit de cuivre oxydé, tu voudrais quand même que tout ceci dure infiniment longtemps et que le bal ne s’arrête jamais. Des petits singes tragiques s’agrippent aux balcons en hurlant, brisent les lustres ainsi que le grand chandelier. Personne n’y prête attention.

Un peintre ayant atteint une certaine renommée dans la région fait paraître indirectement tout son malaise, à cause de votre relation. Tu ne supportes pas que cet être vienne se mêler au souvenir d’Anna, de ses lettres. Demeure pour toi la possibilité de conserver en douceur la mémoire de ça.

Cet autre qui faisait comme si tu n’étais pas peintre. Et oisif. Tel autre encore se pavanant dans le salon. Un troisième préférait la promenade en barque les dimanches après-midi. On le disait endetté aux jeux. Il évoque une nouvelle fois Kolia, ce matin, surpris en compagnie du terrassier contrefait, un verre d’eau et de la vodka glacée posée sur le rebord de la terrasse, des fraises dedans flottantes comme des poissons rouges. Kolia se livrait à son commerce ignoble, dit ? Il rit. C’est Fédka lui-même aurait volé l’icône sacrée selon la Maréchale, accusatrice. Rien moins que cela. 

S’introduire la nuit dans un édifice sacré. Tu t’es trompé d’époque, Fédka. Tout le piquant de la situation s’insinue dans ces faits : d’un voyage en Malaisie, il n’a ramené que des écorchures. Il a juré de votre mort, à toi et Anna.

Le rythme du bal redouble. Valses. La foule est un fluide, ainsi que ces danses. Presque un gaz, dit la Maréchale devant Julie Mikahilovna. Un gaz onctueux servi dans la bouche du Tsar. Tu sais toujours reconnaître au loin ses intonations et prévoir ses curieuses associations d’idées. Cette fois, le tout fut dit à haute voix, témoignant de l’intention manifeste de se quereller avec la maîtresse des lieux et d’outrager publiquement, sans tenir son rang. Julie ne relève pas.

Sonia répond en russe, elle est mille fois plus poétique que toi et blêmit. Elle dit « Cher. Les conversations me glissent dessus et ne sont pas conservées dans la mémoire, mais je veux bien danser avec vous ». Cela te terrifie, car c’est la guerre. Le jeune Prince, au diable ses idées avancées, fait observer que ce village est un vaisseau fantôme. Il est ici depuis six ans. Un peu tous comme si tous vous portiez des flambeaux dans la nuit.

Se croire amoureux de ses longs cheveux toujours tendus. Tu t’encourages à persévérer dans une dernière lettre étrange que tu envoyais ce matin vers Anna. Tu le sais. Elle ne supporte pas tes politesses et tu te crois amoureux.

Ne pas mettre le feu au château. Les allumettes savent pour toi et Anna. Elles savent déjà.

Une lettre noire si les plis pouvaient être colorés de larmes et des rides au coin des yeux maintenant. Ses sourcils. Le contour de ses yeux. Elle dit aussi que le portrait que tu fis d’elle est extravagant et d’un fusain trop marqué. Elle rit. La tristesse est ton amie. Tu ne sais pas tout et tu évoques la puissance des images, cette photographie d’Anna et des enfants.

Tu ouvres la bouche pour parler, mais aucun son ne sort. Tout chez vous participe d’une abstraction. Le peintre me dit qui vous êtes : quel homme étrange, énigmatique dans vos transports.

Je peins le ciel orange.

Sa couleur rouge, mais quand même retenue parfois quelque chose de méchant pour toi. Il ne faut pas lui en vouloir : c’est qu’elle organise sa rébellion en extrayant mineuse la couleur vermillon. Tu la regardes faire, mais jamais tu n’oserais avouer cela. Ça passe en filets par son corps, l’enserre, traverse son corset, ses vêtements et les larmes se libèrent d’un coup sur toi depuis sa belle tenue en flots rouge et rose parce que satinée grande robe. Elle est fière de ses reflets, du mouvement de la robe et du galbe, alors elle se sent mieux et bien soulagée de ses nœuds. C’est malin ; ton uniforme est maculé de blessures. Ce fut très réussi. Des filets de flamme que rien ne saurait retenir. Toute cette matinée, selon une image osée. Ça fait mal.

De désir retenu.

Sur la blouse de paysanne. Les poches prennent forme : des paysages. S’inscrit en souffle toute la Russie. Les pistolets dans les poches. Et pourquoi, Prince, ces pistolets chez vous ? Braqués sur vous ? Elle voudrait te sauter au cou. Tu le sais. Exige de te trouver seule. Sans attendre rien, ni personne. Tu quittes la chambre avant que tout le monde soit levé. Tu manques de tomber dans l’escalier. La grande horloge du vestibule te libère. Que de ton esprit matière devenue fibreux, rien ne s’échappe, c’est facile à expliquer. Tu ne pouvais pas t’arrêter de pleurer, dans le rêve. En fait, tu ne dormais pas encore.

Confiant au retour des fêtes, dans la nuit, sombre de caractère. Tu préfères ne pas corriger la faute, car c’est elle qui paraît juste, dans la chemise de soie jaune, celle que tu portais ce matin.

Les musiciens se sont arrêtés de jouer et parlent un instant de l’amour d’une façon jugée par toi légère et superficielle. Les danseurs nullement gênés par le silence exécutent dans des mouvements glissants et contradictoires des ellipses audacieuses, que les jeunes filles apprécient.

Vous les hommes, suivez à distance du regard vos inspiratrices. « Il te faut une scène, Anna ». Elle rit, abolit de son vocabulaire le mot « heureuse » et s’étonne de ce ton familier. Quelque chose de carré. Elle cherche à évoquer quelque chose, de carré, pour te rendre fou, dans sa dernière lettre. Prudente, elle prend garde cependant, avec une infinie précaution dans les mouvements du poignet, à ne pas renverser de thé sur la desserte afin de ne pas maculer le papier. Elle ne fait plus de poésie pour toi et prétends simplement se distraire aux cartes, en compagnie des autres et du chant des petits scandaleux, le soir. Son chant pour toi s’est tû. Le coup est parti noué par elle de son châle, avec tendresse, mais comme si elle avait froid, soudain. Le coup de fusil, son évidence. Jamais la moindre faute dans ses lettres ni balle de fusil revenue. Elle dit : je veux vivre seule. Je veux vivre et m’enivrer chaque jour du chant des petits scandaleux.

La force de sa trajectoire, la balle brûle un à un tous les billets, sous le regard égaré du Prince. Et alors je… vos théories libérales. Ô, échelles d’ange. Échanges d’elles. Cervelles. Méduses flottantes autour de vous. Passées dans la cheminée. Ho !

Dans le rêve, tu redresses la tête exprimant une extrême confusion, mais un instant lueur dans le regard bleu. On évoque le tsarévitch devenu fou. La nuit est tombée, noire derrière les carreaux glacés. On ne voit plus la balançoire dans le parc, le noir menaçant en miroir. Rien. Le réel est devenu insupportable et tout a retrouvé sa juste place, dans l’enfer ordinaire du décor de la salle de bal. Tout est blanc : des murs et des meubles blancs laqués inouïs. Tu dis je ne comprends pas. Il faudrait de bien meilleurs chevaux pour se rendre au village voisin et faire venir un médecin. Le temps presse à présent pour Anna. Il ne faut pas qu’elle meure en couches. Kolia est ivre encore et buvait une nouvelle fois le matin, accompagné de Fédka le forçat, (il croit à la magie). Il rode en ville impuni, toute honte bue, pommadé, parfumé, roulant carrosse et menant grand train sous les dais de velours rouges. Ayant cru bien faire cependant. Souffrant de n’avoir que trop fait. Il est ici.

Tu ne comprends pas et ton regard se perd au-dehors, médusé. Apparaît dans la nuit, terrible derrière le carreau de cette fenêtre, le terrible visage et les yeux blancs de Fédka dans la nuit noire.

Fédka passe et veut être du bal. La lie de l’humanité relayée par les singes qui prennent vie sur les cheminées. Les jeunes filles disparues, apeurées sans doute évaporées. Ouliakov décrira longtemps après l’incendie le spectacle d’une mère affolée prenant sa fille, une enfant qui n’avait pas six ans, la serrant et la tenant jupe retroussée sous le bras manquait de l’étouffer. Julie Mikahilovna manquant de se faire piétiner par la foule.

Car il y a le feu au château. C’est Fédka.

Le petit scandaleux échappé de la volière, tu te souviens ? Il faisait gris dès le matin, vous étiez dehors quand même et malgré tout, il neigeait. Ouliakov l’a recueilli, c’était émouvant de le voir picorer dans un gobelet en argent : les enfants riaient et tintait alors cette folie russe, dénichant les oiseaux de maigres progrès, la patte cassée.

Tu n’es pas obligé de tout dire à Anna et j’avais compris, lui glissant à l’oreille ce mot : éternité. Elle sourit doucement. Elle dit tu sais. Elle dit et moi dans un accès de tendresse, mais ne se relève pas. Elle dit, cher, vous êtes un ange, mais vous n’étiez pas très sage. Elle parle de cette faiblesse avec je ne sais quoi dans la voix. Elle dit alors je vais mourir ? Elle dit tandis que, monsieur, vous êtes venu finalement, c’est bien. Anna prononce Adieu dans un dernier souffle et tu l’embrasses dans les flammes.

dimanche 27 mai 2012

Le bal - Première partie




Tu arrives à peine à le croire. Il faudrait se taire. Dans la nuit, elle ne répondra pas. Sa réponse sera serrée. Corsée. La gorge nouée. C’est un rêve.

Tu te revois accroché au plafond, cravate nouée autour du cou. Bon fils et chauve-souris, délibérément immobile, comme quand plus jeune, n’ayant pas encore toute ta personnalité ni pris conscience des moyens à mettre en œuvre pour l’affirmer. À cette époque tu te tenais aussi longtemps que possible immobile dans la chambre d’étudiant, collé aussi au plafond bras en croix plein d’espoir que quelqu’un vienne te délivrer. Ce quelqu’un est venu à l’aube. Ce quelqu’un a repris l’étroit sentier vers le château, muni de ta lettre.

Ce soir dans la grande salle tous portent un masque d’oiseau ; c’est l’occasion d’un bal chez mon ami le Prince, sous les lambris dorés et pourpres. Le lancier qui t’annonce donne à ces gens l’idée de ta propre mort. Des singes se tiennent immobiles sur le dessus des cheminées. Le Général observe tout cela en silence et te voit de loin. Il sait toujours distinguer le vrai du faux.

Le grand bal n’a pas encore été véritablement lancé, seules les jeunes filles se distinguent et dansent joyeusement au milieu de la salle. Elles se figent un instant, en silence, tandis que seul tu avances sur le parquet ciré, sous le regard amusé des parents. Tu les vois chuinter et siffler comme des oiseaux. En chœur. Des martinets dans la chaleur d’une cour intérieure, le soir. Toi fou. Le jeune tsar, si jeune, devenu fou aussi.

Maintenant qu’Anna le plus souvent préfère aller loin le jour derrière la rangée de peupliers à l’autre bout du parc accompagnée de ces jeunes gens qui prétendent la distraire. Tu ne parviens plus à reprendre la plume. Tu n’y songes même pas. Tu souris devant cette idée pour ne pas te retrouver emporté par le fil lamé du mauvais songe. On n’a pas le droit d’être grave comme ça. Vouloir faire croire alors qu’il s’agit d’éveiller. Personne pour te soigner et c’est triste. On ne laisse pas les gens dans cet état-là.

Le plat argenté de ta main que tu examines dans les instants de retour à soi : sans y prendre garde, il se change en verre et se brise. Tu ne supportes plus ce narcissisme rose et la musique du bal non plus de ta main qui saigne. Et donc tu ne vois plus les jeunes filles qui étaient là en cette période forte et troublée. Elles dansent silencieuses en toi maintenant, le blanc des yeux troublés comme nacré, fleurs aussitôt fanées à peine écloses.

Anna s’avance vers toi.

Un filet d’eau court entre ses doigts délicats. De la poussière infime sur les sourcils, mais elle ignore encore tout cela. Sa robe. Des rubans bleus dans le vent du printemps arrivé tôt. Vous n’êtes pas supposés vous parler. Près du buffet, à vos côtés, un jeune homme prend tout son temps pour raconter l’occasion d’une effroyable tempête sur la mer Noire. Comment ils se réfugièrent dans une crique toutes voiles baissées à la hâte. Le naufrage à l’aveugle, la peur de mourir et finalement la robinsonnade, délicieuse, sur cette île inexplorée.

Anna ouvre enfin la bouche et te donne des nouvelles alarmantes de sa mère. Elle évoque aussi un rival amoureux qui t’envoyait des lettres de menaces. Cela te faisait rire aux éclats, dit-elle. Elle rit.

La nuit, l’enfant anglais siffle doucement gravissant une à une les marches dans l’escalier et ne la réveille pas. Les bougies restent allumées et la cire rouge se répand un peu partout, sous la cendre, lentement. Tu te crois amoureux. Tu te crois charpentier-saint.

Tu agis souvent avec elle comme avec un lecteur que tu mépriserais, mais « en secret » et tu ne te rends pas compte combien cela est perceptible dans ton texte/rêve depuis vos chambres respectives et dans ces chambres, vos chimères. C’est ce qui est bien aussi dans ce style que tu dis nouveau. Pour l’instant, ça ne sort pas de ta tête, ce poison, les yeux plongés dans la tasse de thé, son souvenir toujours renouvelé, non plus que sa nuque comme une statue de Maderna. Plus rien ne filtre du dehors, les volets de bois rabattus sur chaque fenêtre pour atténuer la chaleur et personne ne s’en rend compte autour de toi. Cet après-midi, il y avait d’un côté l’obscurité du château et la succession de haies bien alignées, et quand on sortait la lumière vous prenait soudain, dans le parc.

Anna dit que l’amour c’est tout autre chose : un diable surgi de la boîte. Elle se raidit, la voix étranglée, fâchée. Elle souffle le chaud et le froid. Elle dit l’amour c’est aussi bien l’intersection de la paroi du mur et du plafond sur lequel son regard s’arrête dans les instants de fatigue avant de parcourir les lustres. Ou un élément égaré de son nécessaire à couture, de sa boîte à ouvrages. Rien ne parvient à la surface qui ne veut pas être irisée. Quiète et tranquille : voilà ce que tu désires pour elle à la surface au-dessus de la vase, de la boue loin sous l’eau de la rivière. Elle se voyait noyée, ondine certains soirs. L’amour cache autre chose, un autre trouble et chez l’homme. Tu le sais, tu la croyais cruelle avec toi.

Anna c’est ton double féminin. Tu mesures l’intelligence profonde qu’elle ignore peut-être elle même ou fait mine d’ignorer. Le temps que tu ne pouvais pas t’arrêter d’écrire, le verre a terni comme ayant séjourné trop longtemps dans la terre. Au fond, ce n’est pas difficile à comprendre, ce qui s’est passé. Elle dit ça ne va pas et s’évanouit pour de vrai à présent. À quoi bon écrire cela ? Il faut aller déterrer le verre dans la terre. L’ennui c’est qu’elle ne mesure pas sa force pourtant indiscutable. Elle ne distingue pas elle-même cela au-dedans ; ce délicat cachet de cire sur son cœur. Tu éprouverais le désir de prier si l’icône dans la basilique n’avait pas été dérobée.

Elle dit ange. Elle dit bleu, mélange rêve et réalité éveillée. Elle dit j’étais. Elle dit j’aime. Elle dit je voudrais. Elle dit pendant que et en même temps elle dit écouter que nous n’allons quand même pas rester comme ça, immobile sous la neige de ce salon dansant à s’en trouver recouvert. Elle dit si vous voulez je suis votre femme pour toujours. Elle dit pendant la nuit la question et elle dit votre nuit en traîneau. Et que sa banque d’amour était comment dire purement symbolique un instant, mais purement pour vous, n’a pas fait faillite en quelque sorte. Rougit et devient confuse, dans ses propos surtout.

Elle ne comprend pas tout. Tu t’exprimes dans une langue extraordinaire : le lunien.

mercredi 8 février 2012

Maternité



Si par hasard après l’école, elle rencontrait le cadavre d’un chat mort au milieu de la route, elle disait : c’est de la faute à Gorbatchev s’il y a tous ces chats morts en Russie. Ses parents riaient. Une autre fois, elle t’explique comment elle est devenue « pionnier », passage collectif obligé pour tous les enfants soviétiques. Mais six mois seulement, dit-elle. Elle rit. Parce que six mois plus tard l’U.R.S.S n’existait plus. À cette époque, un jour, au sein même de tes études dans une école d’art, à peine distrait pourtant d’habitude par le bruit du monde et occupé de tes pinceaux, tu écrivais cette phrase incroyable dans ton carnet d’étudiant : L’U.R.S.S n’existe plus !

Que de peurs pour toi, pour vous gens de l’Ouest dans ces années 80. Gens élevés dans la peur, pétris de culture américaine et d’apocalypses nucléaires. Effrayante Sainte Russie lointaine, froide, enneigée. Effondrée du jour au lendemain comme un château de cartes. Pays cassé maintenant, fondu. Vous autres : élevés dans la peur de tout même et surtout encore aujourd’hui. Et c’est vrai que cette image de la peur, cette neige qui fait mal aux yeux comme du gros sel, « derrière le rideau de fer » que se passait-t’il ? L’image de la peur, le projet Guerre des Étoiles, ne coïncidait pas vraiment avec ce que tu as en face de toi, le regard doux, infiniment profond d’Anna qui a examiné tes mains, tout à l’heure dans la chambre d’hôtel, tes mains passées au peigne fin, scruté et retourné dans leur moindre ridule, comme on dirait d’un plat mijotant sur le feu, les yeux clignotants et les longs cils interrogateurs posés dessus, toi allongé en travers sur le lit. Chien de fusil ? Espace insécable.

Ailleurs, dehors, les beaux cils sur toi maintenant, infiniment doux et bienveillants tu as déjà fumé ta première cigarette de la journée. L’humeur est bonne, dans le bar. Les beaux cils ont dit vrai. Ne peuvent pas mentir et te renvoient une flatteuse image. Dos droit sur la banquette, elle dit comment autrefois elle écoutait ses parents dans le petit appartement parler politique, poésie, évoquer les problèmes en Russie. Elle ne disait rien pendant ce temps d’interminables échanges soviétiques, écoutait, tard le soir, la neige tombant oblique derrière la vitre. Jeu de son regard à elle dérivant au cours des conversations sur les tranches, milliers de livres dans la bibliothèque ; elle lisait, ne comprenait pas tout. Balayant les arrangements crénelés. Mystères. Anna était une enfant, adorable sans doute et soudain tu as la vision d’Anna petite, comprenant la langue des chats morts trouvés sur la route au retour de l’école, compatissante. Toujours. La littérature pour Maman spécialiste de littérature russe. Papa professeur de littérature étrangère, tous deux à l’université de Gorno Altaisk, petite ville perdue dans la Sibérie (Ouest-sud) ou elle est repartie vivre l’esprit chagrin après ton retour comme un voleur à toi en France, aux confins du Kazakhstan, de la Chine, de la Mongolie. Un trou.

Elle dit comment son père un jour a quitté sa famille pour sa mère du jour au lendemain. Prévenante ; « vous ne devez pas faire pareil, mon cher B, faire ce que mon père à fait pour ma mère ». Un matin, à seize ans, elle quittait l’appartement familial. Une fugue ?

Alors tu ne dis rien. Tu ne réponds pas. Tu minimises. Il ne fallait pas. Il fallait l’interroger, au contraire. Creuser. Elle attend ça ! Bon Dieu tu vois tout rétrospectivement. Tu travailles à te rendre voyant. Trop tard. Les yeux troublés infiniment pourtant rêveurs devant toi quand elle observait l’océan devant la plage d’Audierne, tout attentivement et les algues aussi, les méduses, plage ou tout commence et se fini parce que pour toi, nous le verrons, tout commence et se finit sur la plage d’Audierne, à droite du môle exactement, tout le long jusqu’aux rochers et que tu disais, ce n’est pas tout à fait vrai, que l’Amérique se trouvait infiniment exactement loin derrière et souvent tu va nager là l’été, en combinaison et tu crois encore aujourd’hui l’apercevoir en sirène, comme un appel au milieu de l’océan parmi les algues, les flux de poissons argentés minuscules. Elle rit. Tu es très gentil avec les femmes que tu aimes.

L’océan est un grand corps vivant. Un cerveau. Une forme de vie, d’intelligence en soi toute seule.

Tu dis ce n’est pas grave. Ça arrive. Ça t’arrange bien de penser ça à ce moment-là, au moment du petit déjeuner, perdu dans les yeux verts et limpides d’Anna, dans tes rêves encore chauds avec elle et pas seulement les rêves, virgule, ils vous conduisirent loin de la nuit passée auprès d’elle et maintenant, virgule, tout en mastiquant soigneusement tes blinis, en buvant le jus d’orange, en reprenant du café pour la troisième fois, en te servant largement entre parenthèses comme si tu étais un touriste américain disant spaciba, mais avec l’accent de France. T’entends ? Tu reprendrais bien un peu de charcuterie. Elle t’y invite. Tu ne comprends pas, et maintenant c’est un peu tard, bien sûr. Non tu ne comprendras pas. Anna pourtant veut te raconter son histoire ; pourquoi elle est partie à seize ans de chez elle pour errer longtemps à travers la Russie ? Une gamine de seize ans à travers la Russie !

Cette Russie-là même qui encore aujourd’hui vous fait si peur, vous tous du premier jusqu’au dernier de la moelle épinière jusqu’à la pointe des pieds. Ne niez pas ! Hérisser les cheveux sur les têtes françaises ou allemandes en particulier sans conscience quand vous faites l’effort de penser à ce pays, ou quand par hasard il se met en travers de votre route, parvient dans votre gorge, dans la conversation, aux informations sous forme de maffia russe, de mariages gris, de Poutines, de prostituées, de retraites et autres purges. Et puis aussi les espaces infinis Bérézinas parcourues par la pleine lune, les wagons plombés, au mieux poésie sur une forêt de bouleaux enneigée, la nuit comme dans un tableau de Chagall avec quelqu’un qui joue du violon. Quelqu’un dans un coin, qui danse et qui joue.

Tu ne comprends pas qu’elle veut t’expliquer, ce faisant, ce qui déconne chez elle. Et te dire ses impossibilités, ses craintes. T’avertir cœur ouvert. Mais tu n’écoutes pas ? Bougre d’animal. Tu ne veux pas entendre à ce moment-là. Tu verrouilles complètement fermé ce matin-là, les yeux comme le reste. Tu dis ; ce n’est pas grave. C’est du passé et ça arrive souvent aux ados occidentaux, de fuguer. Que même tu trouves ça normal et tu es étonné que ça n’arrive pas plus souvent chez toi, cet esprit de révolte comme un passage initiatique. Que tu regrettes maintenant en te curant les dents, en demandant ou sont les toilettes aussi de n’avoir pas fait ça toi-même peut-être. Tu as toujours un peu mal aux oreilles depuis l’avion. Comme ça ne marche pas, que son message ne passe pas, elle saute directement à la fin ; c’est ma mère qui m’a retrouvé, elle a deviné où j’étais. Elle me sent. Je dis tout à ma mère. C’est trop tard pour toi.

Ton problème, c’est que tu as toujours été trop paresseux.

L’un de mes cousins passe son temps en prison. Il est fou, je pense, mon cher B. Il faut dire qu’un jour, je ne sais pas s’il était en prison, sa femme ivre morte a jeté son enfant du haut d’un pont. Elle ne s’est pas suicidée après. Elle parle. Elle sourit très doucement. Et aussi comment son mari la battait en la tirant par les cheveux. Comment Anna tentait de fuir, un jour, au milieu de nulle part avec son enfant dans les bras, attendant un taxi que son mari arrivé in extremis décommandait au dernier moment. Repartez ! Comment elle tombait gravement malade à la maternité parce que la vitre de la fenêtre était cassée et qu’il faisait moins trente dehors. Sourire doux de Madone, Bellini, elle explique aussi comment pour fêter l’arrivée, l’heureux événement, la naissance de la petite fille, son mari et ses amis passaient la nuit avec des putes, se saoulant.

Ton cœur se serre quand il pense à ça. C’est un peu tard, je trouve. Tu comprends. Pas la peine de préciser. T’entends ? Tu enduis tout d’une épaisse couche de gesso. Tu t’apprêtes à peindre son portrait. Le tableau. Ce n’est pas la solution ni des manières de faire. C’est une femme, pas un mystère ni un tableau.

samedi 28 janvier 2012

Entracte



« Il était une fois un petit garçon. Il habitait le pays le plus injuste du monde. Lequel était dirigé par des créatures qui, de l’avis de tous les humains, auraient dû être considérées comme dégénérées. Ce qui ne se produisit jamais.

Et il était une ville. La plus belle ville du monde à la surface de la terre. Avec un immense fleuve gris suspendu au-dessus de son fond lointain comme l’immense ciel gris au-dessus du fleuve. Le long du fleuve, se dressaient de magnifiques palais aux façades si superbement travaillées que lorsque le petit garçon se tenait sur la rive droite, la rive gauche ressemblait à l’empreinte d’un mollusque géant qu’on appelait « civilisation ». Laquelle avait cessé d’exister.

Tôt le matin, quand le ciel était encore tout étoilé, le petit garçon se levait et, après avoir pris une tasse de thé et un œuf accompagnés de l’annonce à la radio d’une nouvelle production record d’acier, suivie des chœurs de l’Armée chantant un hymne au Chef dont le portrait était fixé par des punaises au-dessus du lit encore chaud du petit garçon, il courait le long du quai de granit enneigé, jusqu’à l’école.

Le large fleuve était blanc et gelé comme la langue d’un continent retombé dans le silence, et le grand pont s’arquait sous le ciel bleu foncé comme la voûte d’un palais de métal. Lorsque le petit garçon avait deux minutes, il descendait sur la glace et glissait sur vingt ou trente pas, jusqu’au milieu. Tout ce temps, il songeait à ce que faisaient les poissons sous une glace si épaisse. Puis il s’arrêtait, pivotait sur ses talons et courait tout droit, sans plus s’arrêter, jusqu’à l’entrée de l’école. Il se précipitait dans le hall, accrochait son chapeau et son manteau à une patère, montait l’escalier quatre à quatre, puis entrait dans sa classe.

C’est une grande salle, avec trois rangées de pupitres, un portrait du Chef accroché sur le mur derrière la chaise du professeur, une carte des deux hémisphères dont un seul est légal. Le petit garçon s’assied, ouvre son cartable, pose son stylo et son cahier sur son pupitre, lève la tête et se prépare à entendre des sornettes. »

Joseph Brodsky, extrait de Loin de Byzance, 1976

vendredi 20 janvier 2012

Dimitri




Pense à notre étoile. Les étoiles ici filent rapidement dans le ciel. Certaines cependant brillent toujours. Moi depuis 1937. Moi qui n’étais rien je brille. Je suis l’étoile rouge. Tu connais le vers de Pouchkine. Je sais que tu le connais. Tu as froid tu trembles ou tu as peur, peut-être ? Prends garde à tes mains, Dimitri Dimitrievitch. Elles ne doivent pas être gâtées par le froid. Tu souffres d’anémie, Kostia. Tu n’es pas trop couvert pour la saison. Tu ne prends pas assez soin de toi. Tu as mauvaise mine. Tu me fais penser à ces arbres nus. Regarde celui-ci, tu vois le dessin de ses branches ? Tu vois le givre sur les vitres, celui qui s’abat maintenant en plein jour sur l’arbre. Ici, tous les bras se valent. Toutes les mains servent. Je te fais face, Kostia. Ce n’est pas pour rien si je me lève devant toi et me redresse sur mon fauteuil. Un bon fauteuil de bureau, tu sais. Une marque allemande. Nous avons beaucoup de matériel étranger, ici. Du matériel de bonne qualité. Il faut du solide, qui ne doit pas plier. Du bon acier allemand fait toujours l’affaire. Maintenant Dimitri Dimitrievitch, il faut que tu composes quelque chose pour le peuple russe. Une symphonie, mettons, diffusée à la radio, quand elle sera prête, quand tu seras prêt, par exemple le soir de Noël (nous ne savons pas encore, nous n’avons pas décidé). Bon, tu ne me connais pas. Tu auras un peu de charbon pour mettre dans le poêle et puis du bois si tu préfères dans ta petite chambre, je ne sais pas encore où je peux me procurer ça, au passage tu me mets dans l’embarras. Et après peut-être un guéridon et un service en porcelaine bleue, pour Anna.

Sinon il y a toujours une balle qui t’attend, ou un train qui peut te conduire loin. Ou elle. Et peut-être que tu ne reviendras pas. Ou dans longtemps. Tu seras vieux. Kostia. Tu n’es plus si jeune. Une balle bien taillée, effilée qui peut entrer aisément par un bout de ton corps et sortir à un autre bout et qui t’empêchera de conduire l’orchestre. Ou qui restera enfermée en toi peut-être ? Qui butera contre un os. Mais je ne sais pas si tu as les os solides. Je ne sais pas encore. Mais Dimitri Dimitrievich, regarde-moi. Ne regarde pas tout le temps par la fenêtre. Je sais qu’il neige, je sais. Tu es toujours distrait et tu m’écoutes pas. Tu ne me prêtes aucune attention. Nous verrons. Regarde-moi. Il neige oui bien sûr. Regarde en haut. La flèche de l’amirauté, là-bas je disais, brille la nuit à la lueur des balles traçantes. La nuit j’entends les bombes, aussi. Les immeubles qui s’effondrent. Je ne perçois pas les cris. Aucun cri. Ni ceux qui viennent de dehors ni ceux qui viennent d’ici. Mais j’y pense et il faut désencombrer les rues de tout ça. De tous ces cadavres. Désencombrer. C’est le mot. Regarde en bas. Le trou d’obus. Le froid.

Tu vois le chien qui boit au bord ? J’ai horreur des chiens. Ils posent toujours leurs sales pattes pleines de neige et de merde sur mes genoux quand je me promène avec Natacha, au bord de la Néva. Tout à l’heure des enfants jouaient alentour. Tu te rends compte ? Natacha elle est douce et gentille avec moi. C’était avant la guerre, c’est vrai. Je mens. Je mens tout le temps. Tous les chiens sont mangés depuis longtemps. Heureusement. Je n’aime pas les chiens. Ni les chats. Je n’aime pas les animaux. As-tu remarqué comme le sentiment amoureux est semblable à celui que l’on éprouve devant un beau paysage. Je ne parle pas de ce que l’on voit, mais de ce que l’on ressent. Et surtout si l’on est seul devant le vaste et beau paysage, disons, loin de l’être aimé. C’est horrible, en un sens, je sais. Tu réfléchiras plus tard. Regarde-moi. Ne baisse pas les yeux. Ne rentre pas dans ton cerveau. Je te fais face.

Il paraît que tu es toujours amoureux. Comment s’appelle t’elle déjà ?

Je suis l’étoile rouge. Oui. Depuis 1937. Je peux tout faire. Moi qui ne suis rien je peux monter sur la table devant toi et danser. Je peux même baisser ma culotte devant toi, si tu veux. Moi qui ne suis rien, je peux faire caca sur la table si l’envie me prend. Ne baisse pas la tête maintenant. N’aie pas honte d’Alexeï Igorovitch. Regarde par la fenêtre si mon langage ne te plaît pas. Je peux tout. Moi je rêve de me pendre à ces rideaux avec les dents. N’aie pas honte. Ces rideaux rouges. Nos locaux sont vastes et beaux. Tu as remarqué cela, Kostia ? Mais il fait froid, c’est vrai. Parfois je rêve de me jeter par la fenêtre. Tu ne trouveras pas la sortie. Tiens regarde. Mes épaules. Mes bras qui se croisent. Yip ! Yip ! Je m’anime. Je danse ! C’est l’âme russe peut-être. Hourra ! Je m’anime et je m’échauffe.  Yip ! Youp ! Yip ! Tu trouves ça grotesque ? Je prends vie devant toi. Mes épaules et mes bras sont articulés : je m’en sers. Je pense à la steppe, j’aime la neige, j’aime la nuit. À ton talent. Celui qui coule entre tes doigts. Moi c’est le sang russe et romantique qui coule entre mes doigts. Depuis 1937. une bonne année selon moi. Une année terrible. La vie est brève, Kostia.

Tiens, bois un coup ! À flots ! Regarde ! Je peins le ciel orange, maintenant. Ça coule Kostia. Regarde mes ongles comme ils sont sales. Je m’essouffle. Ils sont devenus cassants maintenant. Mon cochon. Je manque de fer aussi, à présent, à force de privations. Tu trouves que ça n’a pas de sens ? Regarde autour de toi ! derrière la flèche de l’Amirauté, cette fumée, c’est le peuple russe qui grille comme de la saucisse. La sirène. T’entends ? Tu aimes la saucisse ? T’entends la sirène ? Oui. Regarde. Il n’y a pas de piano ici : c’est dommage. Tu aurais pu nous jouer un air. Personnellement j’adore ta valse russe. Mais je n’ai pas d’avis sur ta musique et je préfère l’accordéon. Ou le violon. Je ne connais que le jeu des balles traçantes, tard le soir, au-dessus de nous. De notre ville. Et nos chars : des T34. Et les chars ennemis : des Tigres. Et les bataillons d’artillerie harmonieusement disposés autour de la ville. Je connais aussi mon bureau et les pieds sous ce bureau. Ce sont les miens. Et le revolver dans le tiroir de ce bureau, c’est le mien aussi. Et la balle dedans (une balle américaine) un jour pour ma tête, peut-être boum. Et les ennemis du peuple (la liste est longue sur ce bureau, tu vois). Et les balles pour eux aussi. Tous. Et les cris des enfants, des femmes sous les gravats. Et nos soldats dans leurs beaux uniformes gris. Tu penses à eux parfois ? Ou tu ne penses qu’à toi. Ta musique peut-être c’est le plus important ? Je ne crois pas. Tu voudrais du pain et manger. Alors ? Toujours amoureux ? Tu as peur, parfois ? Moi oui. J’ai peur de Natacha. Et de toi. J’ai peur des chiens et des chats. Et de tous. Et du ciel au-dessus de nous, qui nous couvre. Et je veux que tous les ennemis fascistes s’envasent devant Leningrad au printemps venu. Au moment venu. Nous serons heureux. Ce sera comme du velours. Je t’aime Kostia. Parce que tu veux voyager, avec ta musique. Pas moi. T’entends ? L’hiver est avec nous. Tu te prends pour Jésus, parfois ? On verra. Après la guerre on ira boire un verre.