samedi 28 janvier 2012

Entracte



« Il était une fois un petit garçon. Il habitait le pays le plus injuste du monde. Lequel était dirigé par des créatures qui, de l’avis de tous les humains, auraient dû être considérées comme dégénérées. Ce qui ne se produisit jamais.

Et il était une ville. La plus belle ville du monde à la surface de la terre. Avec un immense fleuve gris suspendu au-dessus de son fond lointain comme l’immense ciel gris au-dessus du fleuve. Le long du fleuve, se dressaient de magnifiques palais aux façades si superbement travaillées que lorsque le petit garçon se tenait sur la rive droite, la rive gauche ressemblait à l’empreinte d’un mollusque géant qu’on appelait « civilisation ». Laquelle avait cessé d’exister.

Tôt le matin, quand le ciel était encore tout étoilé, le petit garçon se levait et, après avoir pris une tasse de thé et un œuf accompagnés de l’annonce à la radio d’une nouvelle production record d’acier, suivie des chœurs de l’Armée chantant un hymne au Chef dont le portrait était fixé par des punaises au-dessus du lit encore chaud du petit garçon, il courait le long du quai de granit enneigé, jusqu’à l’école.

Le large fleuve était blanc et gelé comme la langue d’un continent retombé dans le silence, et le grand pont s’arquait sous le ciel bleu foncé comme la voûte d’un palais de métal. Lorsque le petit garçon avait deux minutes, il descendait sur la glace et glissait sur vingt ou trente pas, jusqu’au milieu. Tout ce temps, il songeait à ce que faisaient les poissons sous une glace si épaisse. Puis il s’arrêtait, pivotait sur ses talons et courait tout droit, sans plus s’arrêter, jusqu’à l’entrée de l’école. Il se précipitait dans le hall, accrochait son chapeau et son manteau à une patère, montait l’escalier quatre à quatre, puis entrait dans sa classe.

C’est une grande salle, avec trois rangées de pupitres, un portrait du Chef accroché sur le mur derrière la chaise du professeur, une carte des deux hémisphères dont un seul est légal. Le petit garçon s’assied, ouvre son cartable, pose son stylo et son cahier sur son pupitre, lève la tête et se prépare à entendre des sornettes. »

Joseph Brodsky, extrait de Loin de Byzance, 1976

vendredi 20 janvier 2012

Dimitri




Pense à notre étoile. Les étoiles ici filent rapidement dans le ciel. Certaines cependant brillent toujours. Moi depuis 1937. Moi qui n’étais rien je brille. Je suis l’étoile rouge. Tu connais le vers de Pouchkine. Je sais que tu le connais. Tu as froid tu trembles ou tu as peur, peut-être ? Prends garde à tes mains, Dimitri Dimitrievitch. Elles ne doivent pas être gâtées par le froid. Tu souffres d’anémie, Kostia. Tu n’es pas trop couvert pour la saison. Tu ne prends pas assez soin de toi. Tu as mauvaise mine. Tu me fais penser à ces arbres nus. Regarde celui-ci, tu vois le dessin de ses branches ? Tu vois le givre sur les vitres, celui qui s’abat maintenant en plein jour sur l’arbre. Ici, tous les bras se valent. Toutes les mains servent. Je te fais face, Kostia. Ce n’est pas pour rien si je me lève devant toi et me redresse sur mon fauteuil. Un bon fauteuil de bureau, tu sais. Une marque allemande. Nous avons beaucoup de matériel étranger, ici. Du matériel de bonne qualité. Il faut du solide, qui ne doit pas plier. Du bon acier allemand fait toujours l’affaire. Maintenant Dimitri Dimitrievitch, il faut que tu composes quelque chose pour le peuple russe. Une symphonie, mettons, diffusée à la radio, quand elle sera prête, quand tu seras prêt, par exemple le soir de Noël (nous ne savons pas encore, nous n’avons pas décidé). Bon, tu ne me connais pas. Tu auras un peu de charbon pour mettre dans le poêle et puis du bois si tu préfères dans ta petite chambre, je ne sais pas encore où je peux me procurer ça, au passage tu me mets dans l’embarras. Et après peut-être un guéridon et un service en porcelaine bleue, pour Anna.

Sinon il y a toujours une balle qui t’attend, ou un train qui peut te conduire loin. Ou elle. Et peut-être que tu ne reviendras pas. Ou dans longtemps. Tu seras vieux. Kostia. Tu n’es plus si jeune. Une balle bien taillée, effilée qui peut entrer aisément par un bout de ton corps et sortir à un autre bout et qui t’empêchera de conduire l’orchestre. Ou qui restera enfermée en toi peut-être ? Qui butera contre un os. Mais je ne sais pas si tu as les os solides. Je ne sais pas encore. Mais Dimitri Dimitrievich, regarde-moi. Ne regarde pas tout le temps par la fenêtre. Je sais qu’il neige, je sais. Tu es toujours distrait et tu m’écoutes pas. Tu ne me prêtes aucune attention. Nous verrons. Regarde-moi. Il neige oui bien sûr. Regarde en haut. La flèche de l’amirauté, là-bas je disais, brille la nuit à la lueur des balles traçantes. La nuit j’entends les bombes, aussi. Les immeubles qui s’effondrent. Je ne perçois pas les cris. Aucun cri. Ni ceux qui viennent de dehors ni ceux qui viennent d’ici. Mais j’y pense et il faut désencombrer les rues de tout ça. De tous ces cadavres. Désencombrer. C’est le mot. Regarde en bas. Le trou d’obus. Le froid.

Tu vois le chien qui boit au bord ? J’ai horreur des chiens. Ils posent toujours leurs sales pattes pleines de neige et de merde sur mes genoux quand je me promène avec Natacha, au bord de la Néva. Tout à l’heure des enfants jouaient alentour. Tu te rends compte ? Natacha elle est douce et gentille avec moi. C’était avant la guerre, c’est vrai. Je mens. Je mens tout le temps. Tous les chiens sont mangés depuis longtemps. Heureusement. Je n’aime pas les chiens. Ni les chats. Je n’aime pas les animaux. As-tu remarqué comme le sentiment amoureux est semblable à celui que l’on éprouve devant un beau paysage. Je ne parle pas de ce que l’on voit, mais de ce que l’on ressent. Et surtout si l’on est seul devant le vaste et beau paysage, disons, loin de l’être aimé. C’est horrible, en un sens, je sais. Tu réfléchiras plus tard. Regarde-moi. Ne baisse pas les yeux. Ne rentre pas dans ton cerveau. Je te fais face.

Il paraît que tu es toujours amoureux. Comment s’appelle t’elle déjà ?

Je suis l’étoile rouge. Oui. Depuis 1937. Je peux tout faire. Moi qui ne suis rien je peux monter sur la table devant toi et danser. Je peux même baisser ma culotte devant toi, si tu veux. Moi qui ne suis rien, je peux faire caca sur la table si l’envie me prend. Ne baisse pas la tête maintenant. N’aie pas honte d’Alexeï Igorovitch. Regarde par la fenêtre si mon langage ne te plaît pas. Je peux tout. Moi je rêve de me pendre à ces rideaux avec les dents. N’aie pas honte. Ces rideaux rouges. Nos locaux sont vastes et beaux. Tu as remarqué cela, Kostia ? Mais il fait froid, c’est vrai. Parfois je rêve de me jeter par la fenêtre. Tu ne trouveras pas la sortie. Tiens regarde. Mes épaules. Mes bras qui se croisent. Yip ! Yip ! Je m’anime. Je danse ! C’est l’âme russe peut-être. Hourra ! Je m’anime et je m’échauffe.  Yip ! Youp ! Yip ! Tu trouves ça grotesque ? Je prends vie devant toi. Mes épaules et mes bras sont articulés : je m’en sers. Je pense à la steppe, j’aime la neige, j’aime la nuit. À ton talent. Celui qui coule entre tes doigts. Moi c’est le sang russe et romantique qui coule entre mes doigts. Depuis 1937. une bonne année selon moi. Une année terrible. La vie est brève, Kostia.

Tiens, bois un coup ! À flots ! Regarde ! Je peins le ciel orange, maintenant. Ça coule Kostia. Regarde mes ongles comme ils sont sales. Je m’essouffle. Ils sont devenus cassants maintenant. Mon cochon. Je manque de fer aussi, à présent, à force de privations. Tu trouves que ça n’a pas de sens ? Regarde autour de toi ! derrière la flèche de l’Amirauté, cette fumée, c’est le peuple russe qui grille comme de la saucisse. La sirène. T’entends ? Tu aimes la saucisse ? T’entends la sirène ? Oui. Regarde. Il n’y a pas de piano ici : c’est dommage. Tu aurais pu nous jouer un air. Personnellement j’adore ta valse russe. Mais je n’ai pas d’avis sur ta musique et je préfère l’accordéon. Ou le violon. Je ne connais que le jeu des balles traçantes, tard le soir, au-dessus de nous. De notre ville. Et nos chars : des T34. Et les chars ennemis : des Tigres. Et les bataillons d’artillerie harmonieusement disposés autour de la ville. Je connais aussi mon bureau et les pieds sous ce bureau. Ce sont les miens. Et le revolver dans le tiroir de ce bureau, c’est le mien aussi. Et la balle dedans (une balle américaine) un jour pour ma tête, peut-être boum. Et les ennemis du peuple (la liste est longue sur ce bureau, tu vois). Et les balles pour eux aussi. Tous. Et les cris des enfants, des femmes sous les gravats. Et nos soldats dans leurs beaux uniformes gris. Tu penses à eux parfois ? Ou tu ne penses qu’à toi. Ta musique peut-être c’est le plus important ? Je ne crois pas. Tu voudrais du pain et manger. Alors ? Toujours amoureux ? Tu as peur, parfois ? Moi oui. J’ai peur de Natacha. Et de toi. J’ai peur des chiens et des chats. Et de tous. Et du ciel au-dessus de nous, qui nous couvre. Et je veux que tous les ennemis fascistes s’envasent devant Leningrad au printemps venu. Au moment venu. Nous serons heureux. Ce sera comme du velours. Je t’aime Kostia. Parce que tu veux voyager, avec ta musique. Pas moi. T’entends ? L’hiver est avec nous. Tu te prends pour Jésus, parfois ? On verra. Après la guerre on ira boire un verre.


dimanche 15 janvier 2012

Renoncer



Tu te représentes Anna, fragile silhouette, franchissant la Néva, ligne d’abord puis joli point noir au loin, avancer lentement prudent pas à pas sur l’étendue gelée.

Cette silhouette bien vivante, cette femme encore bien vivante en face de toi ne sera bientôt plus qu’un fantôme dans ta mémoire et les courriers que vous échangerez bientôt comme des paroles dans la nuit noire. Comme enfant à la campagne, tu entendais de ferme en ferme les chiens aboyer au loin. Ils se parlaient animaux, attachés sombres et tirant sur les chaînes dans les niches en tôles ondulées pour alerter peut-être du renard qui rodait. Tu percevais tout dans ton lit éveillé, les yeux grands ouverts, même, calme dans la chambre de tes parents endormis. Les aboiements te réveillaient. Le bruit des chaînes plus que les aboiements. Par le fait de cette nuit noire, il n’y aura plus de vérité entre vous deux.

Les choses sont en ordre alors, maintenant. Et aussi que le temps est beau et rond au-dessus de vous, de toi, de ta famille. Les nuages défilent. Le monde tourne encore et c’est pourquoi elle reçoit tes mails de l’après-midi au milieu de la nuit. Au début, elle ne comprenait pas pourquoi, dans ces courriers, tu parlais tout le temps du libre jeu des nuages au-dessus de toi. Tu voulais. Au début tu voulais simplement un beau paysage et décrire. Quelque chose de très classique et de très français, finalement. Peut-être composé, rigoureusement et un peu chiant. Tu voulais juste dire. Repose-toi sur mon épaule solide. Tout contre. Elle s’inquiétait, au fond, du caractère spontané de tes lettres. C’est un travail pour vous, mon cher B ?

Tu lui proposes ainsi de partager sa vie. Elle répond non, tout simplement. Mon cher B nous sommes fous tous les deux, vous et moi aussi. T’entends ? Et alors ? Ce n’est pas grave. Tu es brave, vraiment ? Au chaud, elle se brosse les cheveux et tire fort  dessus, c’est impressionnant dans la petite chambre d’hôtel de la voir tirer comme ça, face au miroir elle ne désire pas que tu la regardes. L’énergie qu’elle déploie. J’étais heureuse de partager ces dix jours avec vous loin des soucis de la vie quotidienne. Nous sommes fous tous les deux. Le soir tu peux encore éprouver toute la fraîcheur de sa jeunesse qui ne t’attendra pas, sa joie, son bonheur d’être avec toi, mais vivre avec toi, non décidément. Et puis la famille en Russie, c’est sacré. Tu dis que si elle ne veut pas venir avec toi en France et bien toi tu iras vivre avec elle, en Russie. Ta vie sera ici, avec elle et sa fille. Courageux peut-être ? Comme elle, dans quatorze mètres carrés, par exemple, sur le tapis synthétique seul luxe, que mesure son appartement et ou elle s’installe parfois épuisée avec sa fille pour regarder la télévision après le travail. Seule avec sa petite fille, dans la nuit russe, les séries à la télévision. Tu fais des promesses que tu ne sauras pas tenir alors tu devrais avoir honte. Et bien. Tu demandes si on trouve facilement du travail en Russie. Facilement ? Et bien non. Elle répond non bien sûr. Elle rit. T’entends ? Et bien, elle pleure maintenant. Voilà c’est gagné. T’as gagné. Alors tu t’aperçois qu’elle confond facilement les verbes pleuvoir et pleurer en français. Et il faut reconnaître que ce n’est pas facile de couvrir la distance pour des oreilles russes entre ces deux mots, que ce n’est pas facile non plus pour des lèvres russes, aussi jolies soit-elles, de les prononcer sans buter, sans hésiter et tu dois avouer que ce n’est pas sans charme non plus comme de dire ainsi, que le temps est un peu pleurnichon, aujourd’hui. Elle confond aussi les mots larmes et gouttes. Larme. Goutte. Pleuvoir. Pleurer. Pouvoir. Une seule goutte, dit-elle ; pour vous. Et après te regarde droit dans les yeux. Elle n’essuie pas cette larme qui file rapidement sur la joue. Et après ça ne te regarde pas, ce qui se passe dans sa tête. C’est au plus profond, on va dire. Elle regarde en travers de toi, c’est-à-dire que ses yeux traversent ton corps. Tu te demandes en coin si ce n’est pas un peu du cinéma.

Apparaissent les rues de ton village. Ses maisons de retraite, sa pharmacie, les magasins de pompes funèbres aux vols noirs des choucas dans le ciel et à leurs cris étranges. Les sonorités. Le bruit que ça fait, ces oiseaux qui tournent autour du clocher. L’angélus au matin. Louis qui va boire un coup chez Agnès et que tu vois passer quinze fois par jour devant chez toi, avec sa canne. Salut Louis ! La fraîcheur de novembre. Les bataillons de valériane, qui vont se nicher partout. Les trous dans l’asphalte, laissant apparaitre la chaussée nue d’argile et de granit, ocres, gris, gorgés d’eau, quand tu reviens du bar-tabac. Tout comme ici ces trous. Comme son cœur que tu entendais battre doucement. Le cœur d’Anna. Et donc les français ont un cœur, dit-elle ? C’est une question. Oui. Simple. Franchement. Réponds. T’entends battre son cœur ? Elle se demande de quoi est faite ta vie. Au fond, elle ne sait pas. Tu penses qu’elle n’est pas claire, parfois.

Tu penses à ton village ou il pleut tout le temps. À ta vie là-bas où le ciel est souvent pleurnichon. Et la vie là-bas et ici se mélange. Le temps aussi. Depuis un an. Brouillé. Ce qui est en haut, ce qui est en bas. Ce qui est avant. Ce qui est au milieu du trou dans lequel tu te trouves : c’est toi. C’est toi qui dois trouver la forme et le bon emplacement pour ce tableau. Ce qui est après la période comprise entre les 10 et 20 janvier 2011. Drôles de dates pour entreprendre un voyage en Russie. Et sa mère disait hier encore qu’il eut été préférable pour toi de venir en juin, par exemple. Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. Les ciels roses et bleus mêlés jusqu’à trois heures du matin. Que elle, eut souhaité que tu vinsses à cette époque-là pour pouvoir elle aussi se promener avec toi. Avec vous. Comme ce dimanche de janvier où vous vous teniez par la main tous les quatre. Toi la main d’Anna, Anna la main de sa fille. La petite fille la main de sa grand-mère. Que ce n’est pas facile de se promener en ville, en janvier avec toute cette neige qui encombre les rues et de se tenir par la main. Pas facile de trouver un trottoir assez large pour vous quatre et sur le sol glacé, par-dessus le marché. Oui, mais le ciel est parfois aussi si limpide et bleu à Saint-Pétersbourg en janvier qu’on éprouve l’envie de le boire. Boire du ciel. T’entends ? Un ciel beau et rond au-dessus de vous, à quelque endroit de la ville que ce soit. Toi tu voudrais mettre ça dans ton estomac. Au-dessus des immeubles glacés. Au-dessus des rues tracées par le monarque Pierre. Au-dessus de toutes ces immensités lointaines.

Tu sais que Saint-Pétersbourg est bâtie sur des marais humides et froids, sur un remblai de cadavres et de travaux contraints. Selon sa volonté. La volonté du monarque de construire « Une fenêtre ouverte sur l’Europe ». Oui, mais insalubre. Cela lu dans un guide, avant de venir. Tu crois cela, comme à l’irréalité de cette Ville rêvée par un seul, construite et posée par 100 000. La ville perdue en îles. Vidées les caisses du Royaume pour écarter les Suédois. C’est écrit. C’est de la géopolitique. C’est écrit donc c’est vrai et c’est sérieux. Alors tu es venu pour voir et embrasser. Pour vérifier. Pour vérifier quoi ? Nous sommes désolés de ta conduite. Nous la regrettons. On tenait à te dire ça. La Russie ? Un sixième des terres émergées. Chez toi. Dans l’avion qui venait. Tu as lu ça. Un million de baisers. Elle disait je vous attends. Elle t’a invité.

Maintenant c’est le dernier jour. Demain tu pars. Elle est accroupie sur le lit elle à l’air de prier. Elle dit : je ne peux pas. Elle dit : nous ne pouvons pas. Ha oui avec quoi comment ? Travailler ? Je pense que vous ne pouvez pas. La vie est dure ici. Je pense que vous ne vous sentirez pas à l’aise ici. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mon cher B. Vous ne pourrez pas venir ici et vivre avec moi. Le mari de Julia est venu d’Estonie et ne trouve pas de travail. Il boit. Il repartira plus tard. Vous devez comprendre ça. Tu dis encore : je travaillerai. Avec plus de douceur cette fois.

Et puis cet incident qui s’est produit dans le métro et qu’elle te donne en exemple. Oui. Dans le métro bondé il y avait cette femme tout à l’heure, gênée par ton bras accroché à la barre de métal et qui gueulait comme un putois parce que ton bras gênait. Tu parles maintenant du métro parisien. Cette violence propre aux transports souterrains. Horrible. Tu dis c’est pareil. Tu dis on oublie, mais c’est horrible. Tous les matins tu aurais du mal. Elle dit ho ! Je ne savais pas. Elle pense qu’en France tout le monde est gentil. Quand j’étais en France, tout le monde était gentil avec moi. Elle dit : mais vous devez rester dans votre famille. Tu te rends compte ? Tu ne veux pas ? L’amour c’est comme aspirer le cerveau de l’autre. L’autre culture. Comme un œuf. Comme les yeux de Michel quand hier il racontait l’ours russe. Malheureusement. Tu comprends ? Non. C’est affreux, malheureusement. Oui. Ou alors même culture, mêmes référents, même position sociale et donc bourgeois. Tu comprends ça ma chère Anna. Non. Je ne sais pas. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes sévère, tout à coup, mon cher B. Stop. Vous parlez de l’amour. Nous sommes fous tous les deux : vous et moi aussi, dit-elle, dans le noir. Mais de ça tu n’as pas peur. Non. Être fou avec elle, c’est bien d’être comme des chiens dans la nuit. Elle admet éprouver des sentiments profonds. Des contradictions insupportables.

Et même si cet amour plus tard aujourd’hui est comme un fruit qui pourrit dans l’ombre, lentement, sans qu’on n’y prenne garde, à ta grande surprise et pour ton plus grand déplaisir. Même si cela ne cesse de s’étendre et de se ramifier sur les aspects de ta vie les plus inattendus, ne cessant de surprendre, de vous surprendre, toi et ton entourage. Même si tes nuits sont peuplées de rêves ou il est question de l’effacement de ta propre personnalité traits pour traits d’un coup de gomme, de griffes, d’ongles par exemple, procédant par les moyens les plus variés de la pensée. Mais aussi de monstres terrifiants et ridicules (je veux dire : qui font rire). Et si le temps se charge de rendre de plus en plus lointaine la belle silhouette sombre évoluant sur les étendues gelées dans son beau manteau cendrillon noir. Et bien malgré tout cela tu te souviens et tu n’oublies pas. Tu ne surmontes rien et sinon ta force n’est pas présente, par moment, même si cette phrase est bizarre. C’est vrai. Pas comme quand tu disais je voudrais juste que vous sentiez contre vous ma force d’homme et que tu rêvais aussi simplement à t’allonger près d’elle, dans l’herbe (mais en été c’est vrai), sans faire le malin et vous auriez simplement regardé vers le ciel en vous tenant la main encore une fois. Alors pourquoi lui proposer aujourd’hui de partager ta vie ? De faire des promesses que tu ne peux pas tenir, peut-être. Tu te souviens. C’est tout. Elle était fière. Alors pourquoi tu poses cette question ?

Tu lui a laissé ton écharpe en souvenir. Une écharpe de Venise. Elle la porte souvent. Tu sais ça.

vendredi 6 janvier 2012

L’ours brun de Saigulem



Gilles sort du restaurant pour fumer. Il appelle Besançon, se tourne. Il perçoit la lueur orange derrière les bâtiments. C’est l’éclairage plein feu sur Notre Dame de Kazan et la perspective Nevski. Gilles saisit quelque chose d’intense, dans cette lumière-là. Il veut prendre la photo, mais une femme passe dans le champ. C’est Anna. Gilles est beau, par moments dragon de la vapeur sort de sa bouche ténébreuse quand il gèle. Il gèle sombre, maintenant. Mais il ne sait pas traduire ça. Gilles a toujours froid aux pieds, ici et regrette encore une fois Besançon, sa ville. Ne parvient pas à s’abstraire du boulot. La fatigue. Le supermarché à construire, mais ouf c’est terminé. N’y pensons plus. Les caisses à mettre en place. Les fêtes de fin d’année. Inauguration. Un océan de détails et Besançon très loin. Sortir et s’en griller une. Sortir. Allo Besançon ? Je voulais te dire que tout est en angle ici. O superman. You don’t know me. But I know you.

Gilles appelle Besançon, mais Besançon ne répond pas. Il doit y avoir des stalactites de glaces sur les fils électriques ou je ne sais quoi d’autre qui empêche que ça passe. Vous n’avez pas de nouveau message. Ne renoncez jamais. Gilles a des poches sous les yeux.

Silicone. Inauguration du nouveau magasin Auchane à Saint-Pétersbourg, Russie. Leningradskaïa Oblast. Parallélogramme métallique des caissières, pour poser les pieds. Caoutchoucs enclipsables sur des rails. Conduits. Plastiques désossables. Caches en plastiques noirs, enclipsables par-dessus les vis. Jeu de clés à laine, pour les caisses à l’intérieur de la petite boîte à droite. Former les nouvelles caissières. Initier le personnel à l’esprit de la boîte. Caches en plastique blanc pour afficher les prix. Toujours à gauche des produits. Tiges en alu évidées. Poids zéro. Carrelage blanc cassé, qualité économique. Tiges filetées tous calibres. Flexibles. Sections prédécoupées sur le métal. Le logo de la marque dedans. Tu n’hésites pas, tu coupes. Au dernier moment. Le cordon. Tu coupes le mot traduire. Tu colles. Tu tires parce que c’est élastique et après, tu enclipses. Voilà. Du Français au Russe.

Le restaurant de la rue Griboedov. Meubles en bois et banquettes installées dans la simplicité du décor. Éclairages rouges, géométriques, dans le soir, sur la rue orange. Murets de briques peintes glycérophtaliques saumon partout. Quelques photos d’autrefois, des gravures, des plans encadrés de Saint-Pétersbourg. L’amirauté, les Rostres, l’île Vassilievsky. Des reproductions de peintures, les chats de Piter. On les voit ; ils mangent des saucisses sous les ponts dans la rue. Vous les trouverez facilement clochards. Oui, tout est en angles, ici. C’est vrai. Anna pousse la porte. C’est facile à trouver.

Traduire. Du français au russe
Du russe au français

Parfois je dis que
Même si c’est une feuille morte…

Entendre détails
Froissent délicat
C’est un souffle
Mystère

Pour un an
Écouter les amis
Entendre dire
C’est impossible

En passant

Vous seule à mes yeux
Par goût du mystère
Heureux
Lointain
Inespéré

Du français au russe
Du russe au français

Anna dont les yeux verts ne savent pas trop où se poser, se lancent à tour de rôle à l’assaut des murs, comme des araignées minuscules et blessées, ne parviennent pas à accrocher l’espace de leurs pattes en longs cils. Elle est arrivée la dernière et désynchronisée, fait le tour de la table. Serre rapidement les mains sans se départir jamais de son immense candeur, mon Dieu, au plus profond intimidée par les tensions qui parcourent son corps quand elle ne connaît pas les gens et se débarrasse de sa chapka. Sa douceur. Mais les Français sont aimables, poussent les chaises, invitent, charmés déjà au fond s’excusent de la faire venir en catastrophe ce soir très sombre dehors et pourtant si plein de neige qu’on trouve dommage que ça ne se mange pas ; asseyez-vous, chère Anna. Ils ont déjà commandé de la vodka, des plats qui arrivent déjà sur la table dressée. Pressée, Anna choisit les pylmenis qui resteront froids dans l’assiette tout le temps de la traduction. Ils parlent vite et elle ne parvient pas à suivre l’un et l’autre, au début. L’un : Michel. L’autre : Gilles. Français venus de France. Cadres dans le grand supermarché. Bonshommes. Cravates toutes serrées bons salaires. Serguei seul russe autour de la table écoute. Anna c’est son travail. Traduire, du français au russe et du russe au français. Deux heures de traduction contre deux jours de congé : c’est intéressant pour cette fois. Le repas et le ticket de bus payés. Merci. Tant de neige.

« Les Français ils ne sont pas méchants, mon cher B, les femmes en Russie pensent toujours que les Français sont les meilleurs amants. »

Michel, responsable du magasin pour toute la Russie, navigue ici depuis cinq ans. Il raconte. Michel a participé le mois dernier à une chasse à l’ours près de Novossibirsk, invité par le cacique local. Tout le râpeux de la Russie sort de sa bouche, disons avec complaisance. Appuie fort sur les détails des steppes sauvages hérissées de forêts noires de pins, de neige durcie à moins trente, d’hommes et de femmes sauvages enivrés abominablement la nuit tombée, la Lune. Michel a les yeux blancs par la vodka, se chamanise à l’occidentale, donc, et n’a plus de pupilles œufs séparés il ne reste que le blanc (c’est l’inspiration) et dit c’est lourd, le débile. Débite. Anna traduit pour Serguei. Michel a mangé dévoré l’ours grillé après, avec ses hôtes, dans la forêt montagneuse, marécageuse autour d’un grand feu bien fumeux bien bivouac bien poudreux. Un ogre on dirait comme il se doit. Serguei rit. Gilles est impressionné bien sûr et demande si c’est bon, l’ours brun, alors ? C’est bon ? Alors est-ce que c’est bon ? Anna arrête de traduire et les trois hommes se tournent vers elle. Anna dit je suis sibérienne (de l’Altaï).

Anna dit j’ai souvent mangé de l’ours de Saigulem bien sûr aussi dans les montagnes Aktache, ou nous vivions autrefois avec mon mari. Oui, l’ours, c’est bon (mais c’est fort et ça sent fort aussi). Oui, j’étais très jeune. Je me suis mariée très jeune. J’ai divorcée depuis (mon mari me battait et m’obligeait à boire de la vodka dès trois heures de l’après-midi et je ne voyais pas pourquoi je devais boire comme ça avec lui). J’ai mangé de l’ours depuis aussi, souvent. Mon mari me battait et me tirait par les cheveux (elle fait le geste et tire). Mais j’ai mangé de l’ours souvent encore et encore en Altaï. Oui et sans lui. Et je me lavais les cheveux dehors le matin, près de la rivière, par grand froid dans l’eau vive, mon beau-père disait encore de moi : elle est folle. Je ne suis pas folle.

Elle est comme un ange de la Mort, maintenant, devant ces hommes. Ce soir elle t’expliquera à toi rien qu’à toi que, petite fille, on lui faisait croire que les pieds d’ours écorchés disposés dans le frigo étaient des pieds humains. Vous riez, gros bêtas, tant et plus. Ses petites dents blanches alors ; tu remarques qu’il en manque une. Elle t’aimait. Tu voudrais sortir, aller chercher sa dent manquante dans la mer.