Tu te représentes Anna, fragile silhouette, franchissant la Néva, ligne d’abord puis joli point noir au loin, avancer lentement prudent pas à pas sur l’étendue gelée.
Cette silhouette bien vivante, cette femme encore bien vivante en face de toi ne sera bientôt plus qu’un fantôme dans ta mémoire et les courriers que vous échangerez bientôt comme des paroles dans la nuit noire. Comme enfant à la campagne, tu entendais de ferme en ferme les chiens aboyer au loin. Ils se parlaient animaux, attachés sombres et tirant sur les chaînes dans les niches en tôles ondulées pour alerter peut-être du renard qui rodait. Tu percevais tout dans ton lit éveillé, les yeux grands ouverts, même, calme dans la chambre de tes parents endormis. Les aboiements te réveillaient. Le bruit des chaînes plus que les aboiements. Par le fait de cette nuit noire, il n’y aura plus de vérité entre vous deux.
Les choses sont en ordre alors, maintenant. Et aussi que le temps est beau et rond au-dessus de vous, de toi, de ta famille. Les nuages défilent. Le monde tourne encore et c’est pourquoi elle reçoit tes mails de l’après-midi au milieu de la nuit. Au début, elle ne comprenait pas pourquoi, dans ces courriers, tu parlais tout le temps du libre jeu des nuages au-dessus de toi. Tu voulais. Au début tu voulais simplement un beau paysage et décrire. Quelque chose de très classique et de très français, finalement. Peut-être composé, rigoureusement et un peu chiant. Tu voulais juste dire. Repose-toi sur mon épaule solide. Tout contre. Elle s’inquiétait, au fond, du caractère spontané de tes lettres. C’est un travail pour vous, mon cher B ?
Tu lui proposes ainsi de partager sa vie. Elle répond non, tout simplement. Mon cher B nous sommes fous tous les deux, vous et moi aussi. T’entends ? Et alors ? Ce n’est pas grave. Tu es brave, vraiment ? Au chaud, elle se brosse les cheveux et tire fort dessus, c’est impressionnant dans la petite chambre d’hôtel de la voir tirer comme ça, face au miroir elle ne désire pas que tu la regardes. L’énergie qu’elle déploie. J’étais heureuse de partager ces dix jours avec vous loin des soucis de la vie quotidienne. Nous sommes fous tous les deux. Le soir tu peux encore éprouver toute la fraîcheur de sa jeunesse qui ne t’attendra pas, sa joie, son bonheur d’être avec toi, mais vivre avec toi, non décidément. Et puis la famille en Russie, c’est sacré. Tu dis que si elle ne veut pas venir avec toi en France et bien toi tu iras vivre avec elle, en Russie. Ta vie sera ici, avec elle et sa fille. Courageux peut-être ? Comme elle, dans quatorze mètres carrés, par exemple, sur le tapis synthétique seul luxe, que mesure son appartement et ou elle s’installe parfois épuisée avec sa fille pour regarder la télévision après le travail. Seule avec sa petite fille, dans la nuit russe, les séries à la télévision. Tu fais des promesses que tu ne sauras pas tenir alors tu devrais avoir honte. Et bien. Tu demandes si on trouve facilement du travail en Russie. Facilement ? Et bien non. Elle répond non bien sûr. Elle rit. T’entends ? Et bien, elle pleure maintenant. Voilà c’est gagné. T’as gagné. Alors tu t’aperçois qu’elle confond facilement les verbes pleuvoir et pleurer en français. Et il faut reconnaître que ce n’est pas facile de couvrir la distance pour des oreilles russes entre ces deux mots, que ce n’est pas facile non plus pour des lèvres russes, aussi jolies soit-elles, de les prononcer sans buter, sans hésiter et tu dois avouer que ce n’est pas sans charme non plus comme de dire ainsi, que le temps est un peu pleurnichon, aujourd’hui. Elle confond aussi les mots larmes et gouttes. Larme. Goutte. Pleuvoir. Pleurer. Pouvoir. Une seule goutte, dit-elle ; pour vous. Et après te regarde droit dans les yeux. Elle n’essuie pas cette larme qui file rapidement sur la joue. Et après ça ne te regarde pas, ce qui se passe dans sa tête. C’est au plus profond, on va dire. Elle regarde en travers de toi, c’est-à-dire que ses yeux traversent ton corps. Tu te demandes en coin si ce n’est pas un peu du cinéma.
Apparaissent les rues de ton village. Ses maisons de retraite, sa pharmacie, les magasins de pompes funèbres aux vols noirs des choucas dans le ciel et à leurs cris étranges. Les sonorités. Le bruit que ça fait, ces oiseaux qui tournent autour du clocher. L’angélus au matin. Louis qui va boire un coup chez Agnès et que tu vois passer quinze fois par jour devant chez toi, avec sa canne. Salut Louis ! La fraîcheur de novembre. Les bataillons de valériane, qui vont se nicher partout. Les trous dans l’asphalte, laissant apparaitre la chaussée nue d’argile et de granit, ocres, gris, gorgés d’eau, quand tu reviens du bar-tabac. Tout comme ici ces trous. Comme son cœur que tu entendais battre doucement. Le cœur d’Anna. Et donc les français ont un cœur, dit-elle ? C’est une question. Oui. Simple. Franchement. Réponds. T’entends battre son cœur ? Elle se demande de quoi est faite ta vie. Au fond, elle ne sait pas. Tu penses qu’elle n’est pas claire, parfois.
Tu penses à ton village ou il pleut tout le temps. À ta vie là-bas où le ciel est souvent pleurnichon. Et la vie là-bas et ici se mélange. Le temps aussi. Depuis un an. Brouillé. Ce qui est en haut, ce qui est en bas. Ce qui est avant. Ce qui est au milieu du trou dans lequel tu te trouves : c’est toi. C’est toi qui dois trouver la forme et le bon emplacement pour ce tableau. Ce qui est après la période comprise entre les 10 et 20 janvier 2011. Drôles de dates pour entreprendre un voyage en Russie. Et sa mère disait hier encore qu’il eut été préférable pour toi de venir en juin, par exemple. Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. Les ciels roses et bleus mêlés jusqu’à trois heures du matin. Que elle, eut souhaité que tu vinsses à cette époque-là pour pouvoir elle aussi se promener avec toi. Avec vous. Comme ce dimanche de janvier où vous vous teniez par la main tous les quatre. Toi la main d’Anna, Anna la main de sa fille. La petite fille la main de sa grand-mère. Que ce n’est pas facile de se promener en ville, en janvier avec toute cette neige qui encombre les rues et de se tenir par la main. Pas facile de trouver un trottoir assez large pour vous quatre et sur le sol glacé, par-dessus le marché. Oui, mais le ciel est parfois aussi si limpide et bleu à Saint-Pétersbourg en janvier qu’on éprouve l’envie de le boire. Boire du ciel. T’entends ? Un ciel beau et rond au-dessus de vous, à quelque endroit de la ville que ce soit. Toi tu voudrais mettre ça dans ton estomac. Au-dessus des immeubles glacés. Au-dessus des rues tracées par le monarque Pierre. Au-dessus de toutes ces immensités lointaines.
Tu sais que Saint-Pétersbourg est bâtie sur des marais humides et froids, sur un remblai de cadavres et de travaux contraints. Selon sa volonté. La volonté du monarque de construire « Une fenêtre ouverte sur l’Europe ». Oui, mais insalubre. Cela lu dans un guide, avant de venir. Tu crois cela, comme à l’irréalité de cette Ville rêvée par un seul, construite et posée par 100 000. La ville perdue en îles. Vidées les caisses du Royaume pour écarter les Suédois. C’est écrit. C’est de la géopolitique. C’est écrit donc c’est vrai et c’est sérieux. Alors tu es venu pour voir et embrasser. Pour vérifier. Pour vérifier quoi ? Nous sommes désolés de ta conduite. Nous la regrettons. On tenait à te dire ça. La Russie ? Un sixième des terres émergées. Chez toi. Dans l’avion qui venait. Tu as lu ça. Un million de baisers. Elle disait je vous attends. Elle t’a invité.
Maintenant c’est le dernier jour. Demain tu pars. Elle est accroupie sur le lit elle à l’air de prier. Elle dit : je ne peux pas. Elle dit : nous ne pouvons pas. Ha oui avec quoi comment ? Travailler ? Je pense que vous ne pouvez pas. La vie est dure ici. Je pense que vous ne vous sentirez pas à l’aise ici. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mon cher B. Vous ne pourrez pas venir ici et vivre avec moi. Le mari de Julia est venu d’Estonie et ne trouve pas de travail. Il boit. Il repartira plus tard. Vous devez comprendre ça. Tu dis encore : je travaillerai. Avec plus de douceur cette fois.
Et puis cet incident qui s’est produit dans le métro et qu’elle te donne en exemple. Oui. Dans le métro bondé il y avait cette femme tout à l’heure, gênée par ton bras accroché à la barre de métal et qui gueulait comme un putois parce que ton bras gênait. Tu parles maintenant du métro parisien. Cette violence propre aux transports souterrains. Horrible. Tu dis c’est pareil. Tu dis on oublie, mais c’est horrible. Tous les matins tu aurais du mal. Elle dit ho ! Je ne savais pas. Elle pense qu’en France tout le monde est gentil. Quand j’étais en France, tout le monde était gentil avec moi. Elle dit : mais vous devez rester dans votre famille. Tu te rends compte ? Tu ne veux pas ? L’amour c’est comme aspirer le cerveau de l’autre. L’autre culture. Comme un œuf. Comme les yeux de Michel quand hier il racontait l’ours russe. Malheureusement. Tu comprends ? Non. C’est affreux, malheureusement. Oui. Ou alors même culture, mêmes référents, même position sociale et donc bourgeois. Tu comprends ça ma chère Anna. Non. Je ne sais pas. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes sévère, tout à coup, mon cher B. Stop. Vous parlez de l’amour. Nous sommes fous tous les deux : vous et moi aussi, dit-elle, dans le noir. Mais de ça tu n’as pas peur. Non. Être fou avec elle, c’est bien d’être comme des chiens dans la nuit. Elle admet éprouver des sentiments profonds. Des contradictions insupportables.
Et même si cet amour plus tard aujourd’hui est comme un fruit qui pourrit dans l’ombre, lentement, sans qu’on n’y prenne garde, à ta grande surprise et pour ton plus grand déplaisir. Même si cela ne cesse de s’étendre et de se ramifier sur les aspects de ta vie les plus inattendus, ne cessant de surprendre, de vous surprendre, toi et ton entourage. Même si tes nuits sont peuplées de rêves ou il est question de l’effacement de ta propre personnalité traits pour traits d’un coup de gomme, de griffes, d’ongles par exemple, procédant par les moyens les plus variés de la pensée. Mais aussi de monstres terrifiants et ridicules (je veux dire : qui font rire). Et si le temps se charge de rendre de plus en plus lointaine la belle silhouette sombre évoluant sur les étendues gelées dans son beau manteau cendrillon noir. Et bien malgré tout cela tu te souviens et tu n’oublies pas. Tu ne surmontes rien et sinon ta force n’est pas présente, par moment, même si cette phrase est bizarre. C’est vrai. Pas comme quand tu disais je voudrais juste que vous sentiez contre vous ma force d’homme et que tu rêvais aussi simplement à t’allonger près d’elle, dans l’herbe (mais en été c’est vrai), sans faire le malin et vous auriez simplement regardé vers le ciel en vous tenant la main encore une fois. Alors pourquoi lui proposer aujourd’hui de partager ta vie ? De faire des promesses que tu ne peux pas tenir, peut-être. Tu te souviens. C’est tout. Elle était fière. Alors pourquoi tu poses cette question ?
Tu lui a laissé ton écharpe en souvenir. Une écharpe de Venise. Elle la porte souvent. Tu sais ça.