mardi 29 mai 2012

Le bal - Deuxième partie.



Cet après-midi, le cheval blanc est rentré sans cavalier, en nage, restant là docile au milieu de la cour du Château jusqu’à ce que Kolia vienne le chercher dans un grand silence, seulement troublé par le chant des petits scandaleux. Ensorceler Anna ? Se mélangeaient les herbes dans la marmite pour faire le filtre. Tu essaieras. Tu ne sais pas si tu seras changé en grenouille ou devenir verre dépoli, mais ce sera peut-être amusant pour Anna. Tu écoutais les amis parler sous la véranda. Il faisait chaud. Tu étais loin. L’orage grondait au-dessus des récoltes. Des fourmis heureuses trouvaient le chemin du sucrier. Du vin de Géorgie. On s’activait en cuisine à faire des confitures en prévision du bal qui a lieu maintenant.

L’orchestre ne rend pas un son correct, tout au plus un bruit de cuivre oxydé, tu voudrais quand même que tout ceci dure infiniment longtemps et que le bal ne s’arrête jamais. Des petits singes tragiques s’agrippent aux balcons en hurlant, brisent les lustres ainsi que le grand chandelier. Personne n’y prête attention.

Un peintre ayant atteint une certaine renommée dans la région fait paraître indirectement tout son malaise, à cause de votre relation. Tu ne supportes pas que cet être vienne se mêler au souvenir d’Anna, de ses lettres. Demeure pour toi la possibilité de conserver en douceur la mémoire de ça.

Cet autre qui faisait comme si tu n’étais pas peintre. Et oisif. Tel autre encore se pavanant dans le salon. Un troisième préférait la promenade en barque les dimanches après-midi. On le disait endetté aux jeux. Il évoque une nouvelle fois Kolia, ce matin, surpris en compagnie du terrassier contrefait, un verre d’eau et de la vodka glacée posée sur le rebord de la terrasse, des fraises dedans flottantes comme des poissons rouges. Kolia se livrait à son commerce ignoble, dit ? Il rit. C’est Fédka lui-même aurait volé l’icône sacrée selon la Maréchale, accusatrice. Rien moins que cela. 

S’introduire la nuit dans un édifice sacré. Tu t’es trompé d’époque, Fédka. Tout le piquant de la situation s’insinue dans ces faits : d’un voyage en Malaisie, il n’a ramené que des écorchures. Il a juré de votre mort, à toi et Anna.

Le rythme du bal redouble. Valses. La foule est un fluide, ainsi que ces danses. Presque un gaz, dit la Maréchale devant Julie Mikahilovna. Un gaz onctueux servi dans la bouche du Tsar. Tu sais toujours reconnaître au loin ses intonations et prévoir ses curieuses associations d’idées. Cette fois, le tout fut dit à haute voix, témoignant de l’intention manifeste de se quereller avec la maîtresse des lieux et d’outrager publiquement, sans tenir son rang. Julie ne relève pas.

Sonia répond en russe, elle est mille fois plus poétique que toi et blêmit. Elle dit « Cher. Les conversations me glissent dessus et ne sont pas conservées dans la mémoire, mais je veux bien danser avec vous ». Cela te terrifie, car c’est la guerre. Le jeune Prince, au diable ses idées avancées, fait observer que ce village est un vaisseau fantôme. Il est ici depuis six ans. Un peu tous comme si tous vous portiez des flambeaux dans la nuit.

Se croire amoureux de ses longs cheveux toujours tendus. Tu t’encourages à persévérer dans une dernière lettre étrange que tu envoyais ce matin vers Anna. Tu le sais. Elle ne supporte pas tes politesses et tu te crois amoureux.

Ne pas mettre le feu au château. Les allumettes savent pour toi et Anna. Elles savent déjà.

Une lettre noire si les plis pouvaient être colorés de larmes et des rides au coin des yeux maintenant. Ses sourcils. Le contour de ses yeux. Elle dit aussi que le portrait que tu fis d’elle est extravagant et d’un fusain trop marqué. Elle rit. La tristesse est ton amie. Tu ne sais pas tout et tu évoques la puissance des images, cette photographie d’Anna et des enfants.

Tu ouvres la bouche pour parler, mais aucun son ne sort. Tout chez vous participe d’une abstraction. Le peintre me dit qui vous êtes : quel homme étrange, énigmatique dans vos transports.

Je peins le ciel orange.

Sa couleur rouge, mais quand même retenue parfois quelque chose de méchant pour toi. Il ne faut pas lui en vouloir : c’est qu’elle organise sa rébellion en extrayant mineuse la couleur vermillon. Tu la regardes faire, mais jamais tu n’oserais avouer cela. Ça passe en filets par son corps, l’enserre, traverse son corset, ses vêtements et les larmes se libèrent d’un coup sur toi depuis sa belle tenue en flots rouge et rose parce que satinée grande robe. Elle est fière de ses reflets, du mouvement de la robe et du galbe, alors elle se sent mieux et bien soulagée de ses nœuds. C’est malin ; ton uniforme est maculé de blessures. Ce fut très réussi. Des filets de flamme que rien ne saurait retenir. Toute cette matinée, selon une image osée. Ça fait mal.

De désir retenu.

Sur la blouse de paysanne. Les poches prennent forme : des paysages. S’inscrit en souffle toute la Russie. Les pistolets dans les poches. Et pourquoi, Prince, ces pistolets chez vous ? Braqués sur vous ? Elle voudrait te sauter au cou. Tu le sais. Exige de te trouver seule. Sans attendre rien, ni personne. Tu quittes la chambre avant que tout le monde soit levé. Tu manques de tomber dans l’escalier. La grande horloge du vestibule te libère. Que de ton esprit matière devenue fibreux, rien ne s’échappe, c’est facile à expliquer. Tu ne pouvais pas t’arrêter de pleurer, dans le rêve. En fait, tu ne dormais pas encore.

Confiant au retour des fêtes, dans la nuit, sombre de caractère. Tu préfères ne pas corriger la faute, car c’est elle qui paraît juste, dans la chemise de soie jaune, celle que tu portais ce matin.

Les musiciens se sont arrêtés de jouer et parlent un instant de l’amour d’une façon jugée par toi légère et superficielle. Les danseurs nullement gênés par le silence exécutent dans des mouvements glissants et contradictoires des ellipses audacieuses, que les jeunes filles apprécient.

Vous les hommes, suivez à distance du regard vos inspiratrices. « Il te faut une scène, Anna ». Elle rit, abolit de son vocabulaire le mot « heureuse » et s’étonne de ce ton familier. Quelque chose de carré. Elle cherche à évoquer quelque chose, de carré, pour te rendre fou, dans sa dernière lettre. Prudente, elle prend garde cependant, avec une infinie précaution dans les mouvements du poignet, à ne pas renverser de thé sur la desserte afin de ne pas maculer le papier. Elle ne fait plus de poésie pour toi et prétends simplement se distraire aux cartes, en compagnie des autres et du chant des petits scandaleux, le soir. Son chant pour toi s’est tû. Le coup est parti noué par elle de son châle, avec tendresse, mais comme si elle avait froid, soudain. Le coup de fusil, son évidence. Jamais la moindre faute dans ses lettres ni balle de fusil revenue. Elle dit : je veux vivre seule. Je veux vivre et m’enivrer chaque jour du chant des petits scandaleux.

La force de sa trajectoire, la balle brûle un à un tous les billets, sous le regard égaré du Prince. Et alors je… vos théories libérales. Ô, échelles d’ange. Échanges d’elles. Cervelles. Méduses flottantes autour de vous. Passées dans la cheminée. Ho !

Dans le rêve, tu redresses la tête exprimant une extrême confusion, mais un instant lueur dans le regard bleu. On évoque le tsarévitch devenu fou. La nuit est tombée, noire derrière les carreaux glacés. On ne voit plus la balançoire dans le parc, le noir menaçant en miroir. Rien. Le réel est devenu insupportable et tout a retrouvé sa juste place, dans l’enfer ordinaire du décor de la salle de bal. Tout est blanc : des murs et des meubles blancs laqués inouïs. Tu dis je ne comprends pas. Il faudrait de bien meilleurs chevaux pour se rendre au village voisin et faire venir un médecin. Le temps presse à présent pour Anna. Il ne faut pas qu’elle meure en couches. Kolia est ivre encore et buvait une nouvelle fois le matin, accompagné de Fédka le forçat, (il croit à la magie). Il rode en ville impuni, toute honte bue, pommadé, parfumé, roulant carrosse et menant grand train sous les dais de velours rouges. Ayant cru bien faire cependant. Souffrant de n’avoir que trop fait. Il est ici.

Tu ne comprends pas et ton regard se perd au-dehors, médusé. Apparaît dans la nuit, terrible derrière le carreau de cette fenêtre, le terrible visage et les yeux blancs de Fédka dans la nuit noire.

Fédka passe et veut être du bal. La lie de l’humanité relayée par les singes qui prennent vie sur les cheminées. Les jeunes filles disparues, apeurées sans doute évaporées. Ouliakov décrira longtemps après l’incendie le spectacle d’une mère affolée prenant sa fille, une enfant qui n’avait pas six ans, la serrant et la tenant jupe retroussée sous le bras manquait de l’étouffer. Julie Mikahilovna manquant de se faire piétiner par la foule.

Car il y a le feu au château. C’est Fédka.

Le petit scandaleux échappé de la volière, tu te souviens ? Il faisait gris dès le matin, vous étiez dehors quand même et malgré tout, il neigeait. Ouliakov l’a recueilli, c’était émouvant de le voir picorer dans un gobelet en argent : les enfants riaient et tintait alors cette folie russe, dénichant les oiseaux de maigres progrès, la patte cassée.

Tu n’es pas obligé de tout dire à Anna et j’avais compris, lui glissant à l’oreille ce mot : éternité. Elle sourit doucement. Elle dit tu sais. Elle dit et moi dans un accès de tendresse, mais ne se relève pas. Elle dit, cher, vous êtes un ange, mais vous n’étiez pas très sage. Elle parle de cette faiblesse avec je ne sais quoi dans la voix. Elle dit alors je vais mourir ? Elle dit tandis que, monsieur, vous êtes venu finalement, c’est bien. Anna prononce Adieu dans un dernier souffle et tu l’embrasses dans les flammes.

dimanche 27 mai 2012

Le bal - Première partie




Tu arrives à peine à le croire. Il faudrait se taire. Dans la nuit, elle ne répondra pas. Sa réponse sera serrée. Corsée. La gorge nouée. C’est un rêve.

Tu te revois accroché au plafond, cravate nouée autour du cou. Bon fils et chauve-souris, délibérément immobile, comme quand plus jeune, n’ayant pas encore toute ta personnalité ni pris conscience des moyens à mettre en œuvre pour l’affirmer. À cette époque tu te tenais aussi longtemps que possible immobile dans la chambre d’étudiant, collé aussi au plafond bras en croix plein d’espoir que quelqu’un vienne te délivrer. Ce quelqu’un est venu à l’aube. Ce quelqu’un a repris l’étroit sentier vers le château, muni de ta lettre.

Ce soir dans la grande salle tous portent un masque d’oiseau ; c’est l’occasion d’un bal chez mon ami le Prince, sous les lambris dorés et pourpres. Le lancier qui t’annonce donne à ces gens l’idée de ta propre mort. Des singes se tiennent immobiles sur le dessus des cheminées. Le Général observe tout cela en silence et te voit de loin. Il sait toujours distinguer le vrai du faux.

Le grand bal n’a pas encore été véritablement lancé, seules les jeunes filles se distinguent et dansent joyeusement au milieu de la salle. Elles se figent un instant, en silence, tandis que seul tu avances sur le parquet ciré, sous le regard amusé des parents. Tu les vois chuinter et siffler comme des oiseaux. En chœur. Des martinets dans la chaleur d’une cour intérieure, le soir. Toi fou. Le jeune tsar, si jeune, devenu fou aussi.

Maintenant qu’Anna le plus souvent préfère aller loin le jour derrière la rangée de peupliers à l’autre bout du parc accompagnée de ces jeunes gens qui prétendent la distraire. Tu ne parviens plus à reprendre la plume. Tu n’y songes même pas. Tu souris devant cette idée pour ne pas te retrouver emporté par le fil lamé du mauvais songe. On n’a pas le droit d’être grave comme ça. Vouloir faire croire alors qu’il s’agit d’éveiller. Personne pour te soigner et c’est triste. On ne laisse pas les gens dans cet état-là.

Le plat argenté de ta main que tu examines dans les instants de retour à soi : sans y prendre garde, il se change en verre et se brise. Tu ne supportes plus ce narcissisme rose et la musique du bal non plus de ta main qui saigne. Et donc tu ne vois plus les jeunes filles qui étaient là en cette période forte et troublée. Elles dansent silencieuses en toi maintenant, le blanc des yeux troublés comme nacré, fleurs aussitôt fanées à peine écloses.

Anna s’avance vers toi.

Un filet d’eau court entre ses doigts délicats. De la poussière infime sur les sourcils, mais elle ignore encore tout cela. Sa robe. Des rubans bleus dans le vent du printemps arrivé tôt. Vous n’êtes pas supposés vous parler. Près du buffet, à vos côtés, un jeune homme prend tout son temps pour raconter l’occasion d’une effroyable tempête sur la mer Noire. Comment ils se réfugièrent dans une crique toutes voiles baissées à la hâte. Le naufrage à l’aveugle, la peur de mourir et finalement la robinsonnade, délicieuse, sur cette île inexplorée.

Anna ouvre enfin la bouche et te donne des nouvelles alarmantes de sa mère. Elle évoque aussi un rival amoureux qui t’envoyait des lettres de menaces. Cela te faisait rire aux éclats, dit-elle. Elle rit.

La nuit, l’enfant anglais siffle doucement gravissant une à une les marches dans l’escalier et ne la réveille pas. Les bougies restent allumées et la cire rouge se répand un peu partout, sous la cendre, lentement. Tu te crois amoureux. Tu te crois charpentier-saint.

Tu agis souvent avec elle comme avec un lecteur que tu mépriserais, mais « en secret » et tu ne te rends pas compte combien cela est perceptible dans ton texte/rêve depuis vos chambres respectives et dans ces chambres, vos chimères. C’est ce qui est bien aussi dans ce style que tu dis nouveau. Pour l’instant, ça ne sort pas de ta tête, ce poison, les yeux plongés dans la tasse de thé, son souvenir toujours renouvelé, non plus que sa nuque comme une statue de Maderna. Plus rien ne filtre du dehors, les volets de bois rabattus sur chaque fenêtre pour atténuer la chaleur et personne ne s’en rend compte autour de toi. Cet après-midi, il y avait d’un côté l’obscurité du château et la succession de haies bien alignées, et quand on sortait la lumière vous prenait soudain, dans le parc.

Anna dit que l’amour c’est tout autre chose : un diable surgi de la boîte. Elle se raidit, la voix étranglée, fâchée. Elle souffle le chaud et le froid. Elle dit l’amour c’est aussi bien l’intersection de la paroi du mur et du plafond sur lequel son regard s’arrête dans les instants de fatigue avant de parcourir les lustres. Ou un élément égaré de son nécessaire à couture, de sa boîte à ouvrages. Rien ne parvient à la surface qui ne veut pas être irisée. Quiète et tranquille : voilà ce que tu désires pour elle à la surface au-dessus de la vase, de la boue loin sous l’eau de la rivière. Elle se voyait noyée, ondine certains soirs. L’amour cache autre chose, un autre trouble et chez l’homme. Tu le sais, tu la croyais cruelle avec toi.

Anna c’est ton double féminin. Tu mesures l’intelligence profonde qu’elle ignore peut-être elle même ou fait mine d’ignorer. Le temps que tu ne pouvais pas t’arrêter d’écrire, le verre a terni comme ayant séjourné trop longtemps dans la terre. Au fond, ce n’est pas difficile à comprendre, ce qui s’est passé. Elle dit ça ne va pas et s’évanouit pour de vrai à présent. À quoi bon écrire cela ? Il faut aller déterrer le verre dans la terre. L’ennui c’est qu’elle ne mesure pas sa force pourtant indiscutable. Elle ne distingue pas elle-même cela au-dedans ; ce délicat cachet de cire sur son cœur. Tu éprouverais le désir de prier si l’icône dans la basilique n’avait pas été dérobée.

Elle dit ange. Elle dit bleu, mélange rêve et réalité éveillée. Elle dit j’étais. Elle dit j’aime. Elle dit je voudrais. Elle dit pendant que et en même temps elle dit écouter que nous n’allons quand même pas rester comme ça, immobile sous la neige de ce salon dansant à s’en trouver recouvert. Elle dit si vous voulez je suis votre femme pour toujours. Elle dit pendant la nuit la question et elle dit votre nuit en traîneau. Et que sa banque d’amour était comment dire purement symbolique un instant, mais purement pour vous, n’a pas fait faillite en quelque sorte. Rougit et devient confuse, dans ses propos surtout.

Elle ne comprend pas tout. Tu t’exprimes dans une langue extraordinaire : le lunien.