jeudi 6 octobre 2011

Kirovski Zavod 2



Alors vous remontez par les escaliers roulants. Vous sortez de la station Kirovski Zavod.

C’est Natacha, cadre au supermarché Auchane qui vient de joindre Anna sur son portable : elle doit tout de suite aller travailler. Trois pointures de la boîte vont au restaurant, il y aura un Russe et deux Français. On lui propose d’être traductrice pour le Russe Serguei qui ne comprendrait pas, sinon. C’est important. Le transport en bus sera remboursé: 300 roubles nets. C’est royal. Natacha est gentille avec moi, dit Anna ; elle est originaire de la république de Tuva. Anna vient de la république voisine, de l’Altaï. Deux jours de congé pour deux heures de travail, c’est bien payé.

Elle te raccompagne devant l’hôtel. Elle dit : ne partez pas, mon cher B, surtout ne partez pas. Anna dit qu’elle ne veut pas aller travailler. Tu la vois s’en aller dans la nuit, jean et blouson, noire silhouette, disparaître d’un coup, mystère, derrière les congères du jardin public. Il neige fort, ça colle, c’est humide, mais pas de verglas. Elle marche. Elle pleure doucement en évitant la glace qui tombe des toits, parfois et resserre un peu son écharpe. Anna marche vite, vite. Vole dans les rues gelées. Elle dit : je peux courir très vite mon cher B. Elle évite de prendre le bus pour économiser les 300 roubles qui seront dépensés avec toi dans un petit bar sombre plus tard, un autre jour devant des verres de vodka, pas beaucoup, un ou deux. Oui. Je peux vous prendre une cigarette ? Oui bien sûr. Je peux m’asseoir à côté de vous ? Vous voulez boire une vodka ? Il n’y a que des alcooliques ici : regardez ceux-là. Ils parlent des filles. C’est bon pour le ventre, la vodka, quand il fait froid sec et pour la digestion : ça réchauffe un peu. Moi quand je suis saoule, c’est pas souvent, je dis des bêtises toute la nuit et je chante. La patronne du bar à l’air gentille, vous ne trouvez pas ? Et bête un peu aussi. Je vais demander si elle peut servir du bortsch. Vous n’avez pas faim : moi j’ai faim. Mais Anna se presse maintenant, craint d’être en retard, elle se hâte, saisie. Moins treize tout à l’heure. Du vent.

Rendez-vous sur le Boulevard Morskaya, au numéro 13, au Griboiedov tout à côté de Nevski prospect. Anna trouve facilement le restaurant, hésite un peu, devine les ombres à l’intérieur, les plantes près de la devanture, franchit la porte vitrée. L’éclairage inonde la rue juste devant, sombre par ailleurs. C’est sans manières, classique russe, pourtant on lui a parlé d’un restaurant français. C’est bien pour Anna heureusement surprise mais un peu intimidée par ces trois hommes en costumes, qui l’attendent installés autour d’une table ronde, vodka bue, déjà. Elle reconnaît Michel qui la salue d’un geste, l’invite à prendre place parmi eux et se lève aussitôt. Elle s’excuse d’être en retard, salue, sourire timide et baisse un peu la tête. Ce n’est rien.

Tu rentres seul à l’hôtel, tu glisses tout le temps, ce soir. Tu as peur de tomber sans Anna. Ou alors c’est le gel qui est particulier ? Tu te dis ronchon, ces trucs on vous dit deux heures et en fait ça dure quatre heures. L’hôtel. La fille complice par rapport à toi et Anna, te reçoit tailleur noir et blanc jupe sage avec qui tu échanges trois mots dans la lumière vive de la réception. C’est comme une grosse bulle de chaleur, cet hôtel. Surabondante. Clef électronique, chambre 21 au premier. Te voilà seul. Enlever le manteau, les gants, les chaussures mouillées, te débarrasser des chaussettes qui collent aux pieds et des sels antigel. La glace apportée fond sur la moquette, se répand en eau. La condensation sur les gants, sur les doigts plissés d’humidité. Les conversations étouffées dans les chambres voisines aussi, te parviennent. Le bruit des tuyaux. La merde des autres, circule souplement. 

Tu retrouves le mobilier de la chambre d’hôtel, notamment le cache en plastique de l’évacuation des eaux, dans la cabine de douche, qui est cassé et que tu essaies toujours de la remettre en place. La série des semelles sèche sur le radiateur et voilà le poste de télévision qu’Anna, portable et chargeur posés à ses côtés sur la tablette de nuit, regarde parfois avec attention, sourcils froncés sur le lit allongée au travers, en pyjama joli. Souvent tu prends ta douche et te parvient le bruit la télé en même temps que l’eau te rentre dans les oreilles. Tu entends ça. Les yeux te piquent un peu. Il y a de la mousse partout. Ça mousse. Vous sentez le shampooing d’hôtel, mon cher B. Comment faire autrement et c’est vrai que le coiffeur de ton village ne t’as pas loupé cette fois. Trop court. Tout est mélangé.

Tu ouvres la fenêtre, et puis une cigarette, encore vautré dans ce lit. De l’air glacé vient sur le visage et c’est bien. Les couleurs de ta vie mijotée en compagnie d’Anna depuis des mois se mélangent vivement aux images de la télévision, dans la petite chambre d’hôtel.

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Ma chère Anna. À quoi tu penses dans ton travail ? À vous, souvent. Mais je ne peux pas dire, et encore moins écrire ça. J’espère que vous n’êtes pas trop fatiguée. Non je lis le livre de Colette, en cachette car j’ai lu tous les livres de Sonia, mais très lentement et ce n’était pas difficile : le livre est caché dans un tiroir de mon bureau et j’ai petite clé sur moi pour ouvrir. Les managers sont partis à Moscou aujourd’hui. Tout est tranquille dans le magasin et c’est la fête, nous blaguons un peu avec les filles, et je peux vous écrire parce que quelqu’un est passé ce matin installer la ligne de l’internet dans le bureau. Il y a beaucoup des mots français que je ne sais pas traduire comme : Esprit de compétition. Concurrence. Marges arrière. Facing. Oui. Et puis je ne sais pas bien si on dit codes-barres, mon cher B, ou codes à barres. Vous savez ? J’ai au moins quinze dictionnaires spécialisés dans le langage du marketing, pour aider, qui aujourd’hui créent l’ambiance autour de moi. J’espère que vous n’avez pas froid. Au contraire, mon cher B, j’ai toujours trop chaud. J’aime bien. Mais dehors il fait très froid glacial et vilain temps, c’est vrai, et la température est descendue d’un coup à moins 17 cette nuit et voilà maintenant le vent souffle en rafales et passe sous les fenêtres de mon appartement que je n’ai pas su calfeutrer. C’est une tempête de neige. J’aime rentrer chez moi quand c’est comme ça parce qu’il fait chaud, il y a la lumière, il y a Olga, il y a ma mère et le chat. Dans la rue, les passants sont comme des ombres et se dépêchent de filer. Mais aujourd’hui Olga avait de la fièvre par les pieds un peu à cause de la salle des cours de danse qui n’était pas chauffée, alors elle n’est pas allée à l’école. C’est le mal de gorge. Je lui donne de la tisane mélangée avec le miel de l’Altaï. Quelle est la couleur du ciel, au-dessus de vous ? Gris, toujours. Et chez vous ? Grise, toujours aussi. À quoi pensez-vous ? Je pense souvent qu’à 30 ans je n’ai pas encore défini ma vie. Je ne sais pas comment la définir. Vous êtes une princesse, Anna. Agacée : je vous annonce mon cher B, que la princesse du supermarché Auchane à Saint-Pet s’attaque maintenant à la liste des fichiers Excel. Dix heures du soir. Non. Ne pleurez pas chère Anna. Tournée vers toi : je ne pleuvrai pas. Seule goutte : une fois : quand vous partirez. C’est mon problème maintenant. J’ai toujours su que je devais rester seule. Quelle est votre couleur préférée. La couleur préférée c’est le jaune, le vert, le orange, le bleu et le marron.

Mais comment s’appelle votre chat ?

Tu replonges dans le souvenir de ces quelques pas silencieux dans la neige, cet après-midi à quatre heures il faisait presque nuit déjà, mais la neige blanchit la lumière, vous savez. Devant le cuirassé aurore, conservé là depuis le début du vingtième siècle. C’est de lui que partit, d’un coup de canon pour la Russie et le monde, le signal de la grande Révolution d’Octobre 17. Sabordé en 1940 au cas où il tomberait entre les pattes allemandes et puis remis en état après la victoire. Aujourd’hui devant vous les marins sur le pont hissaient les couleurs, vous observiez ça immobiles en silence, les matelots, les manœuvres, les gesticulations obscures et militaires, les pas. 15 heures. Trop tard pour la visite. Tu as demandé : vous savez ce que font ces hommes, sur le pont. Anna dit : eux-mêmes ils ne savent pas. Vous avez ri longuement l’un vers l’autre et puis silence enfin. Anna soudain sérieuse : vous savez mon cher B, nous ne savons pas où nous sommes. Et tu la regardais cette fois gravement. Tu ne savais pas si elle parlait de la situation en Russie aujourd'hui. Ou bien de votre relation elle et toi. Et tu la considérais avec tendresse. Elle avait raison. Elle ne se détournait pas de toi un seul instant. Regard au fond du tien braqué toujours vif et droit. Capuche de biais à cause du déport de la tête, œil droit voilé, cils en guérilla, ondulés. Elle regardait intensément, ne comprenais pas pourquoi c’est toi qui l’avais jusque-là, amenée là, jusqu’à trahir, elle, Anna.

Dans la chambre sur le lit, tu envoies ce message vers l’ouest, vers ta famille. Vers Sonia justement. Un message internet. Un peu de fumée envoyée vers tes proches sur le clavier tactile depuis tes doigts. Un soupçon de terreur s’immisce en cours de route. S’insinue dans ta conscience. Tu écris : nous ne savons pas où nous sommes. Réponse dans l’heure, Sonia : il me semble, oui, toi dans cette situation et Anna en général, vous ne savez pas ou vous êtes. Moi, je sais où je suis. Je t’embrasse. Fchhht. Votre message vient d’être envoyé. 

Les films policiers ineptes s’enchaînent sur l’écran interrompus par les bandeaux publicitaires, mais c’est amusant à l’étranger. Exotique. Tu t’endors d’un coup devant l’écran, tout habillé de noir allongé dans le silence neigeux. Les Russes ne sont pas bruyants sauf lorsqu’ils sont ivres et ils sont souvent ivres. Et Anna se moque d’eux, à chaque fois, dans la grande salle de séjour, par des mots très simples et très drôles. Anna décortique les hommes ivres : ça peut durer des heures. Tu deviens Blanche-Neige dans le sommeil. Tu n’es pas encore prisonnier de Stalingrad. Mais à ton insu, les forces malfaisantes du Dragon commencent à s’activer et c’est sur le portable d’Anna qu’elles apparaîtront bientôt, avant de s’emparer de toi bientôt et de tes e-mails. Tu dors profondément tu ne sens pas son souffle brûlant, ses ailes gluantes fondre sur ta personne. Pas encore. Le dragon qui, depuis quelques jours déjà, trotte et s’insinue dans l’esprit d’Anna. Tu ne sais pas. Tu dors encore. Tu ignores. Dragon réactivé toutes voiles dehors. T’entends ? Fichier. Éditer. Égorger. Tout sera happé, aspiré par les canalisations. Il vient. De la fumée sort de ta bouche. Dans ton sommeil. Tu rêves en breton, bigouden. Rien ne sera pardonné. Tout sera oublié.

Ma mère dit que je suis instable. Ma mère dit que je ne suis pas très intelligente.
Ma mère dit que je suis instable. Ma mère dit que je ne suis pas très intelligente.

Son mat, contre la vitre. Réveil. C’est Anna, dehors, qui a lancé soudain une série de boules de neige pour signaler son retour. Poc ! Tu te réveilles d’un bloc. Désert à travers la vitre, regard, personne dehors juste les voitures alignées devant les bâtiments. Il faudra des pelles demain matin pour dégager les autos. La fée magique a disparu. Déjà, elle est dans l’hôtel épousant ses contours, rasant les murs. Elle se faufile anguille et gracieuse toujours. C’est sa manière ordinaire extraordinaire. Retrouvailles. Nouveaux sourires et traces de froid sur elle, sur son nez. Elle dit « Mon cher B », toujours, lorsque tu tournes la poignée dorée puis soudain vous vous révélez enfin l’un l’autre. À chaque fois. Il y a cette façon spéciale quand elle articule ton prénom dans une tendresse infinie et simple et dans un mouvement des poignets, t’enlace. Tu aimes la voir apparaître tableau dans le carré magique de la porte grande ouverte. Cette petite chambre d’hôtel. Anna rêveuse. Toi espion Revolver. Arme discrètement posée dans un tiroir de ta conscience, c’est un mystère aussi. Pour les autres aussi. Ils ne te connaissent pas.

Da ! Kanietchna !

Le froid mordant. Elle est nue et fume une cigarette, maintenant, ton âme. Jamais devant sa mère qui ne veut pas, mais qui fume, elle beaucoup. Anna rit devant la fenêtre ouverte, accoudée, se tient fière et ça claque. Tu vois les paillettes dans les yeux, petits points lumineux qui tournent dans un mouvement parfaitement circulaire et cinétique. Les éclairs brûlants certains instants, tu les devines aussi. Quelques flocons égarés, bienheureux, se déposent sur les épaules blanches et fondent instantanément au creux du dos vers les omoplates ou Anna cache des ailes d’ange blanches depuis toute petite et jalouses de n’être pas dévoilées. Les lèvres d’Anna. Les rideaux longs flottent un peu, avec intelligence, autour d’elle. La coiffure sombre, cuivrée rousse en reflets même si artificiellement colorée ; « en Russie nous voulons être jeunes et belles, dit-elle », comme une algue en masse déployée dans l’eau suivent les mouvements infiniment replay du corps d’Anna, se détachent silencieusement nageuse sur elle comme enduite d’un filet d’huile. Eaux océaniques presque Audierne, maintenant mollement jeunes embrassent sa chair belle de phare dans la nuit, au loin. Comment fait-elle ça ? Tu te poses la question, car tu ne sais pas. Elle est accoudée à la balustrade, sourire toujours, doux, vertige. Visage tourné vers toi allongé sur le lit. Télé allumée encore, seul soleil autour de ses yeux mille petits plis malins. Ils se braquent à présent mystérieusement vers la reproduction fatiguée bleue du tableau de Matisse que vous aviez vu en vrai, ce matin, à l’Hermitage et devant lequel vous échangiez des baisers, parfois. Elle dit : j’ai 300 roubles dans mon sac, mon cher B. Elle va raconter sa soirée au restaurant. Sérieuse maintenant, presque triste. Et ce qui s’est réellement passé, dans ce restaurant.

(à suivre)

À la télévision russe, un soir Anna a vu ça :


samedi 1 octobre 2011

Kirovski Zavod 1



Petrograd, Léningrad ou Saint-Pétersbourg, Anna ne veut pas de ces mots-là et préfère dire Piter, pour désigner la ville de son vieux nom populaire.

Vous êtes loin, tous les deux descendus dans les couloirs du métro de Saint-Pétersbourg, conduits là sous terre par les escaliers roulants qui s’enfoncent de longues minutes, interminables pour quelques jeunes pétersbourgeois qui doublaient et vous bousculaient. Tout vous est égal.

Ils descendront sans fin
Sur les escaliers roulants
Dans le métro aux marbres clairs
Ils descendront sans fin
Jusqu’au creux de la terre.

Vous êtes, oui, loin sous la terre au milieu de la foule, dans la station Kirovski Zavod, superbe, marbrée, éclairée dans le bruit des pas, du murmure de la foule, des allées et venues : un temple à la gloire des ouvriers, mais avoue que là, tu ne penses pas aux ouvriers. Les Pétersbourgeois, comme dans toutes les grandes capitales, se pressent à sept heures du soir dans les longues rues souterraines sérieux, fatigués, soufflent et râlent un peu. 

Mais soudain vous ne bougez plus. T’entends ? Cette sonnerie de téléphone : les carillons du Kremlin, c’est pour Anna, c’est pour elle. Elle s’arrête net. Discrète et répond tête penchée dans un geste qui entraîne en plongée les épaules sur le côté droit et puis tout le corps se redresse doucement, mais la trajectoire est aléatoire, cerveau départi du corps pour répondre. Arrêt sur le blouson qui crisse un peu. Il fait chaud tu ouvres la fermeture éclair, ajuste la sacoche avec tout ton pognon occidental dedans. Il reste de la glace fondue au bout de tes pieds. Flaques d’eau sur le carrelage. Coup d’œil alentour. Attentif. Arrêt. Tu aimerais mieux, dans la même situation, être là où il y a de la neige, dehors là-haut, à la surface, fumer une cigarette par exemple et voir la silhouette noire d’Anna se déplacer en ombre chinoise comme ici, mais sur fond blanc.

Anna qui du regard lève le nez de temps en temps du portable, danse presque du cou attentive à ce qui se passe chez toi, dirait Anna : vous observez les affiches, mon cher B ? Oui. C’est une bonne idée. Oui. C’est bien aussi. Je réponds au téléphone : c’est mon travail qui appelle, mon cher B. Ne vous inquiétez pas. Tu ne t’inquiètes pas. L’affiche avec tes yeux. Les couleurs. Ton manteau est comme une armure, on dirait.

Oui, comme l’autre soir, même situation en haut sur la terre, devant le petit supermarché, près de l'hôtel ou tu as ta chambre, au croisement exactement perpendiculaire des rues Voronejskaïa et Kourskaïa, pour être précis, devant l’entrée du petit supermarché Viestaliok, ou Anna recharge de temps en temps ses cartes pour l’internet et fait ses courses pour 100 roubles. Parce que, dit-elle aussi, 100 roubles ça va, mais 400 roubles elle les sent passer. Mais tu n’es pas sûr d’avoir bien saisi l’histoire d’Anna avec ses quinze cartes.

Oui, Anna s’est arrêtée pour prendre son portable qui s’est mis à vibrer, à cet endroit dans la nuit sous l’éclairage orange basse définition, menton enfoui dans le col de l’anorak noir, écharpe nouée, les yeux mis clos regard tourné vers le sol puis le ciel de ses cils interrogateurs et sérieuse avec la vapeur toujours étonnée qui sort de la bouche en paquets et tu attendais, évidemment attentif aux beaux yeux lisses, verts, qui palpitaient et sans comprendre et d’ailleurs, si tu avais compris ce qu’elle disait ça ne te regardait pas. Et donc. Sous la pluie neigeuse, tu ne faisais rien d’autre qu’attendre planté là avec tout à regarder autour de toi, comme d’habitude ours poil noir sous la capuche ronde et la moumoute qui dépassait en longs cheveux et se déploient synthétiques blonds, martien, mais aussi homme des cavernes ou créature encore une fois objectivement venue de loin. Téléporté sur la planète Russie attendant le vrai froid russe comme récompense. T’entends ? Avec des vrais Russes autour de toi et des femmes en fourrures qui passent, vous croisent, frissonnent de froid et sourient de vous voir ensemble. Tu étais vacant, hagard, presque stupide comme la statue de Lénine croisée cet après-midi (il fait nuit maintenant), sur l’Île Vassilievky, monument de bronze avec sa petite coiffe de neige dessus. Et Anna riait devant lui ; elle te montrait du doigt le grand homme et la petite motte blanche sur sa tête. Quand Anna rit, ça fait toujours des petites rides qui partent en rayons de soleil aux coins extérieurs des yeux et ses pommettes s’arrondissent en ballon, tu as remarqué ça. Jeune irrespect, mais tu riais aussi. C’est évident que tu as adoré te trouver là, enfin, planté dans ce décor couvert de neige dans le froid immobile en compagnie nue d’Anna et de son portable étui décoré rose-orange avec des petits pétales bleus comme s’ils étaient posés sur ses yeux.

Tu as aimé ça, sans limites, et surtout parce que Anna, sans s’en rendre compte, entassait un petit monticule de neige avec ses pieds autour des tiens tout en parlant, sans y penser, machinale, comme on dessine quand on répond au téléphone, l’esprit est ici et ailleurs à la fois. Les voitures russes passaient devant vous, au pas pour ne pas risquer l’embardée sur la couche tassée de neige glacée par endroits, sur la chaussée et de l’autre côté de la rue clignotaient les lumières de l’hôtel avec ta chambre, avec les guirlandes oubliées du réveillon en ces premiers jours de janvier et la neige éclairée bleutée étincelante sur le rebord des fenêtres basses, par les lueurs de l’écran de télévision dans la salle de séjour. La petite chambre de l’hôtel qui s’appelle Alexanderplatz pour être dans le goût allemand. Bruit des autos étouffé par la neige ouatée. Presque silence en fait, surnaturel, la nuit dans Saint-Pétersbourg quand on s’éloigne des boulevards. Du coton. Et puis, Anna chuintant joliment Russe dans le portable, se déplaçant avec la grâce d’une danseuse, encore, sur les bosses de congères accumulées (on ne voit même plus les trottoirs). Ça ne te posait aucun problème d’attendre comme ça sans bouger non vraiment. Tu aurais pu rester là des siècles parce que, je répète : Anna faisait un petit tas de neige autour de toi, autour de tes pieds, comme on dessine. Oui. De la même manière exactement. Construisait une petite citadelle inconsciente, en neige, autour de ces chaussures vernies, de tes chaussures occidentales de la France, et par ailleurs souvent elle se moquait des Français et de leurs belles chaussures en cuir cirées sous la neige, dans le froid boueux. Le mot chaussures, difficile à prononcer pour les lèvres russes. Dans la chambre tout à l’heure elle se moquait : « Avoir les belles chaussiures ! » et ça chasse dans sa voix au niveau des sss. Ça remonte un peu dans les iou et ça glisse, luge finalement en douceur jusqu’à la fin du mot pour finir dur en rr. Tu mettais du cirage marron assis au bord du lit, d’ou viennent les lumières sur la rue maintenant et lustrait avec un mouchoir en papier. Elle t’accusait de coquetterie, toi et tous les Français, avec amusement. Tu voulais juste te présenter à elle bien habillé, disons. Propre, aurait dit ta mère.

Tu ne bougeais pas, tu attendais. En levant les yeux quelques étoiles apparaissaient puis disparaissaient, le ciel se dégageait par moment, donc, pas de brume. On pouvait espérer voir la lune. Pensée immobile aussi. On fait des petits cœurs dans les coins, mais à la russe ici. On a peur de saloper sa pensée par des éléments venus de l’extérieur, objets, inadéquats, qui viendraient parasiter vermine tous ces belles dispositions mentales. Venin explosif que les objets, mines de vie quotidienne et principe de réalité, se chargeront de ramener comme en souvenir acheté de Piter sur la perspective Nevsky quelque temps plus tard. Toi immobile et Anna presque danseuse : c’est ça si j’ai bien compris.

Mais là, je répète encore ; Anna réalisait avec le même soin qu’un enfant, le château de sable au bord de l’eau, un petit monticule de neige tout autour de tes pieds ; le château de neige de ton sacre, mon cher Prince B… avec de la bonne eau glacée là-haut venue des zones archiboréales, du nord du nord, de loin, un bel édifice érigé inconscient autour de toi et direct tombé des nuages. C’était beau de voir ça et ça te faisait vachement plaisir. Elle tournait autour de toi et chaussure presque recouverte tu te demandais sans mentir si elle allait un moment s’arrêter. Parce qu’elle t’aimait, c’est sûr. Elle t’aimait. On dira ce qu’on voudra, mais à ce moment-là elle t’aimait. On va dire qu’elle t’aimait. Parce que ce que si tu réfléchis cinq minutes tu ne savais pas à quoi Anna répondait, ce jour-là, ni à qui elle pensait quand elle réalisait sa sculpture de glace autour de ton pauvre pied droit glacé, maintenant. Pauvre abruti. Tu aurais voulu ne jamais le tirer de là, ton pied et rester sur place pour l’éternité coulé dans du béton. Parce que Anna, mon pauvre ami… mon cœur… même si sans doute jamais quelqu’un ne l’aimera comme toi et même si tu as peur. Et puis. Quoi ? C’est quoi ces beaux draps ? Et puis. C’est quoi ces châteaux imaginaires, ces traces de pas grand-chose dans la neige ? C’est quoi, à vrai dire, cette lumière rêvée de Saint-Pétersbourg se reflétant sur la Néva gelée souvent, c’est évident, sur les canaux d’accord aussi et les monuments éclairés la nuit, mais pas partout et il y a des blocs de glace charriés. Anna c’est tout autre chose que toi. T’entends ? C’est évident. Tout autre chose que toi, bien sûr. Anna est loin. Pourquoi elle faisait ça et pourquoi cet épisode s'est achevé si tristement ? Pose-toi la question. T’entends ? Réellement. Pour dire les choses crûment, je ne voudrais pas te vexer : il s’agissait peut-être de t’enfermer comme le fit l’impératrice Anne dans un palais de glace son bouffon Golitsyne. Non. Tout a fondu. Maintenant que Pétersbourg toute entière a basculé dans ta tête, non pas disparue mais basculé, oui, selon un angle de, disons, 30°. C'est bien ça, Monsieur Spok ?

Mais là, tu es au fond du métro pétersbourgeois avec Anna portable en mains. Tout va bien. Tu es avec Anna. Vous êtes tous les deux ensemble, tout est calme et elle répond au téléphone et c’est tout doux dans ta tête. Vous êtes bien, mais le métro bruyant. La conversation est terminée.

Tu vois maintenant Anna qui glisse le portable dans sa poche, vous êtes ensemble, oui, dans la station Kirovski Zavod à Piter. Anna. T’entends ? Elle se tourne lentement vers toi et tu penses qu’elle va se mettre à pleurer infiniment longtemps tant son joli visage est triste, à présent. Tu sais que la vie est dure en Russie. Mais là… toi tu ne comprends pas ce qui se passe…

(à suivre)

lundi 26 septembre 2011

C'est l'heure.



À neuf heures pile du matin Michel apparaît soudain immobile dans l’encadré noir de la porte d’entrée du personnel et vous appelle : au travail ! C’est l’heure !

Vous tournez le cou tous les quatre comme une volée de moineaux surpris buvant dans les flaques. Vous êtes de l’autre côté du parking et la tête de Michel, là-bas, n’est qu’un gros point imprécis épinglé fixe devant le magasin. Une figure encore floue privée de face et de regard : pas besoin de plus. Chacun de vous connaît par cœur ces yeux gris d’huître, portés sur vous antipathiques et sur Cyrille en particulier, depuis le début jusqu’à la fin du jour.

Vous avancez deux par deux vers le magasin, lentement. Échange entre vous d’œillades ironiques destinées à Michel. Vos silhouettes sont de grandes ombres franches découpées, orientées ouest sur la surface granuleuse du parking. Elles tremblent un peu au rythme des pas, ces ombres dans le dos : vous ne les voyez pas. Les moteurs encore chauds sous les capots de vos autos émettent de temps à autre des petits clics dans la fraîcheur matinale. Vous ne les entendez pas.

Râleur, toujours, Cyrille veut finir sa cigarette, tabac à rouler sorti de la poche au dernier moment. Il dit ça tous les jours. Cyrille ne veut pas gaspiller du bon tabac comme ça. Il va vite, il a du mal à rouler, les doigts gourds, sans doute à cause de la fraîcheur matinale. Il tachera de finir comme à chaque fois son clope à l’instant T de franchir la porte devant Michel.

Voilà la bouche de travers de Cyrille qui dit, t’as vu comment il nous parle ? T’entends ? Mâchoires serrées. Stéphane rit. Un merle chargé de brindilles passe au-dessus de vous à toutes blindes et disparaît dans le bosquet voisin. Derrière Michel, dans la pénombre, passent et s’agitent depuis l’aurore les employés, taches jaunes et rouges des tee-shirts aperçues valsant derrière le chef, qui glissent déjà en silence comme des patineurs dans le gris intériorisé et universel du travail, de la journée qui commence et jettent vers vous des regards furtifs : pas encore au boulot ? Tous portent des cartons, s’inquiètent des livraisons, des commandes qui traînent depuis la veille et ne sont pas arrivées. C’est l’heure de quoi, déjà ? Rappelle-moi ? T’entends ? Ça doit venir quand ? À quelle heure ?

Vous croisez le grand container en acier bleu poubelle et apparaît enfin complétée la face cireuse de Michel, bras croisés et chemise verte playmobil maintenant. Hugh ! Vous vous sentez vu. Aucune pensée n’encombre vos esprits. T’entends le merle qui chante à présent ? Les yeux Michel sont fixés sur le jean dégueulasse de Cyrille comme s’il se promenait en string et le suivent comme un chat, sa proie. Alors Cyrille jette d’un bras son mégot devant l’entrée du magasin, nerveux devant Michel. Il ne dit jamais rien, Michel, pas bonjour ni rien et vous emboîte le pas simplement fermant la porte après que tu sois passé le dernier sans saluer.

Cyrille est un grand oiseau maigre, mais aussi un peu raton, dégage quelque chose de gris-noir comme on dirait d’un tabac ancien. Jean lacéré au niveau des genoux parce que Kurt Cobain a existé et tee-shirt heavy metal maculé de taches. Il vit dans la petite barre des H.L.M. à un kilomètre vers le centre-ville. Laineux poilu sur les bras, épaules rentrées, dos courbé et nuque qui forme un angle à la courbure des cervicales avec la tête qui dodeline un peu comme s’il dansait quand simplement il marche, ou comme s’il avait de la musique dans les oreilles. Ordinairement mal rasé avec quelque chose d’enfumé ; on le dirait photographié par Nadar. Regard qui balaie en boucle d’un bord à l’autre du champ de vision. Timide, mais solide et fort en dépit de sa maigreur. Sueur abondante et donc odeur de Cyrille qui rend pénible le travail à ses côtés. Le corps de Cyrille est voûté comme hésitant tout entier en point d’interrogation et quand il tend le bras pour indiquer quelque chose, un produit, une marque, poser une question tu crois toujours que Cyrille va tomber en avant. Cheveux noirs gras, longs à présent clairsemés à 35 ans sur le dessus du crâne, parfois ceux qui sont laissés longs et compensent à l’arrière sont rassemblés en queue de cheval. Triangle de poils noirs au creux du menton. C’est Cyrille avec, de temps en temps, quelque chose de très drôle à dire et un grand sourire illumine soudain son visage enfantin. Il porte alors au coin des yeux une lueur abondante qui pétille, se dégage du corps mou d’un coup sec, contraste, éclaire. Vous riez tous.

Tu observes aussi que Cyrille range et trouve toujours les articles avant toi. Cyrille juste très absent du monde, en apparence. Cyrille lunaire et observateur mine de rien : voilà, c’est la tête de Turc de Michel depuis le début. Cyrille met en rayon les bâtonnets d’encens, accroupi, lunaire : « Ça va pas assez vite, là ! » Michel approche de Cyrille doucement par-derrière et lui a versé ça à deux centimètres dans l’oreille droite. J’aurais pas aimé, dit Stéphane, mains sur les hanches.

Stéphane, curieux, interrogateur : ça fait longtemps que tu bosses en intérim ? Rhinocéros blond aux cheveux courts et joufflu, presque 40 ans maintenant, géant souriant et fort, toujours enjoué, vif, comprimé dans un pull bizarre à motif zébré. Blue-jean bleu délavé, feu de plancher, baskets (il n’aime pas les chaussures de sécurité). Stéphane, célibataire propret, genre un peu curieux chez les intérimaires et range toujours avec minutie sa veste dans la petite armoire métallique en observant bien les plis, surtout le col pour ne pas froisser. Tu perçois souvent sa respiration près de toi, à quelques mètres de toi, à trois heures de l’après-midi quand tu ranges les sels de bain sur de petites étagères, Stéphane est de l’autre côté de la gondole et s’occupe des bougies. Tu ne le vois pas. Tu entends juste son souffle, gratter imperceptiblement derrière, rythmant le travail comme le tic tac d’une pendule.

Stéphane footballeur tacleur aux cheveux taillés courts, sans gel, en brosse le dimanche crampons sur les stades boueux du secteur. En semaine les entraînements autour du stade municipal et après retour au Centre-bourg ou il réside ordinairement seul sans aventure dans un petit appartement blanc, bien tenu, avec une télé géante dedans achetée récemment et le son est à fond en permanence. Il y a son chat, aussi et la maman de Stéphane qui vient de temps en temps depuis Audierne.

Stéphane jette loin devant lui des mains ouvertes en battoirs, quand il se déplace dans le magasin, angle à 45 degrés des poignets paumes ouvertes au monde et les genoux intranquilles pendant ce temps se promènent un peu désaxés, libres balanciers irréguliers qui tanguent et dribblent. Il vous rentre dedans au travail quand il perd le contrôle de sa masse qui se déporte par inertie, comme un pétrolier au milieu de l’Atlantique, ou quand il réfléchit mains sur l’arrondi du menton sans s’arrêter, regard aux cieux, c’est agaçant. Tu peux pas faire gaffe à tes gestes ? Il vient au travail avec sa bouteille d’eau minérale perso. Elle suit partout, mais se retrouve aussi égarée régulièrement dans les rayons au fil de la journée et les employés disent, tiens c’est la bouteille de Steph, tu peux pas lui ramener ?

Stéphane se prépare un sandwich le midi, avalé seul à Tréboul, pain baguette maquereau-vin blanc, seul toujours sur un banc devant le port de plaisance au soleil, avec un coca jeté par-dessus pour faire descendre, acheté dans la baraque à frites. Pas de resto, c’est trop cher. Stéphane assez solitaire, en fait.

Le matin, il enlève son tee-shirt, et tu vois Stéphane torse nu blancs bourrelets visibles au grand jour. Il enfile une ceinture lombaire devant vous, penché sur le capot de sa voiture, concentré comme un boulanger pétrissant la pâte. Il dit qu’il ne veut pas s’habituer à cette ceinture alors il ne la porte qu’un jour sur deux quitte à souffrir un peu. Stéphane, rebelle bricoleur soft pas prétentieux pour deux sous, occupé de sa Peugeot, amoureux d’elle sûrement et c’est pour la vie : une auto antique semblable à celles des gendarmes dans les années 80 (peugeot 305, je crois), enduite cet hiver d’une couche généreuse de noir glycérophtalique. Le coffre encombré d’outils, de machines, de trocs, d’objets en vrac et de rechanges, de cordages en nylon bleu-vert effilés, de joints en caoutchouc, de seaux plombeux, de rustines, de bois flotté et de pièces mécaniques encalminées que tu ne sais pas identifier correctement. Stéphane pas vantard, pas frimeur c’est bien, évoque souvent avec nostalgie son vélomoteur d’adolescent et les pompes à essence pour moteurs deux-temps ainsi que le tuyau sur lequel il fallait tirer pour faire sortir les dernières gouttes de mélange huile/essence. Il y avait là presque la moitié du réservoir, selon Stéphane, qui restait. Et beaucoup de gens ignoraient ça. Tu as déjà entendu cette histoire des milliards de fois.

Stéphane est un bon camarade, sauf certains lundi ou Stéphane amoureux des troisièmes mi-temps arrive chez Glifor avec une gueule de bois en plomb et qu’il est chargé de mauvaise humeur, nuages noirs, orages éclatants imprévisibles pour la journée, ronchon c’est à n’y pas croire.

Jean-Marc, petit et fort, habillé de noir intégral. Pendant la pause il se tient à quelques pas de vous et regard vissé au portable, il se mêle le moins possible aux conversations, vraiment comme s’il en avait rien à foutre du monde. Jean-Marc fait jouer ses doigts sur l’écran tactile de son smartphone, tête baissée. Immobile aussi. Vous ne savez rien de lui.

Quand il déboule au matin sur le parking, tu sens que Jean-Marc éprouve de la joie à laisser s’ébrouer l’auto blanche, une jolie BMW avec des sièges en cuir noir. Il arrive en dernier, les pneus crissent toujours, et tes collègues observent alors un grand silence. Stéphane fronce les sourcils et Cyrille dit : je suis sûr que c’est même pas sa bagnole. Ils pensent que Jean-Marc est du côté de Michel et ils font gaffe, sérieux, à ce qu’ils disent en sa présence.

mercredi 21 septembre 2011

Clochette



Il fait chaud. L’après-midi de travail démarre dans la chaleur inattendue d’avril. Journée postée en avant-garde estivale. C’est comme ça depuis deux semaines et ça pourrait durer tout l’été, disent les marins.

Alors c’est dur de se retrouver seul et sans directive, petit homme, dans ce container lourd métal bleu roi grand, mobile, qu’un camion à l’aurore vient déposer là sur l’asphalte, lourde manœuvre avec la grue et qu’un autre camion vient reprendre le soir. Baleine échouée sur le parking, juste devant la réserve, se refermant d’une lourde porte avec des gonds épais comme les poignets, sans verrou. Pas les tiens, ceux d’Anna, par exemple. Ajout constructiviste tout métal sur le parking vide et beau que le soleil inonde. Rectangle bleu sur fond noir. Vous savez. Tout solide, tout crochets, tout rivets. Bloc bleu : la benne aux cartons, cuirassée. Poubelle en fait.

On t’a dit de fouiller et de trouver là-dedans des cartons assez grands pour trier la marchandise qu’on enlève des étagères. Monter une palette pour celle qui ne retourne pas en magasin et une autre pour celle qui y retourne. Les cartons dans le container ne conviennent jamais, trop petits ou trop grands, abîmés, déchirés. Ils sont dépliés empilés au fond de la caisse et tu glisses souvent à cause de ça. Il faut les reconstituer avec un cutter et du scotch. Couper. Séparer. Jeter. Couper. Séparer. Jeter. Demain matin, c’est sûr, tu viendras avec ton cutter perso parce que Michel n’en donne pas. Débrouille-toi.

Dehors, hors métal, le soleil inonde partout presque trop chaud. Tu rêves de nuages maintenant, bigouden. Quelques bouteilles de bière vides traînent à l’angle du bardage : assez pour crever des pneus : 1664. C’est n’importe quoi. Des jeunes, sans doute, le dimanche matin en retour de piste, passent ici bourrés comme des coings.

Aller à la plage, dit Stéphane. Tu rêves toi. Je boirais bien une petite bière, dit encore Stéphane, surpris par ton regard sur les bouteilles vides, un léger moment d’absence.

Tout à l’heure, vous êtes allés ensemble jeter dans ce même container de superbes plaques de verre épais par piles de dix ou douze superposées en équilibre instable sur le transpalette. Toute la verrerie jetée dans la benne sans égard faisait un fameux fracas quand ça tombait au fond. Vous preniez plaisir au ramdam. Stéphane a récupéré plusieurs plaques sans rien dire. Il avait l’air d’un voleur en faisant ça, furtif. Hop, embarquées les plaques dans la petite voiture neuve. Fais gaffe aux sièges : tu te rends compte le prix que ça coûte ? Tu vas faire quoi avec ? Je sais pas, répond Stéphane. Tu réfléchis : une table basse ? Il te regarde de traviole comme si tu déconnais ou te foutais de sa gueule.

Dehors on prend son temps, causerie et cigarette : t’as fait du vélo ce week-end ? La clope c’est pas bon pour le vélo.

Bon, on y retourne. Stéphane t’indique comment fonctionne le transpalette. Regarde, c’est tout con. La poignée. Le bras articulé. Tu comprends la manip ? Là vous prenez les 24 tubes de néon qui doivent être changés, jetés aussi, dans la benne. Hop ! Stéphane embarque trois jolies pour lui et se coince la main en refermant le coffre. Trop pressé. Aïe. Il hausse les épaules, enlève les gants de sécurité, se justifie en soufflant sur l’ampoule naissante ; t’auras un cochon sur l’index demain. Stéphane rit. Il a un copain qui bricole, il fera des lampes avec ça, c’est bien. Ça peut servir. Ça servira. On n’a pas idée de jeter des conneries pareilles. C’est n’importe quoi, ça peut valoir du pognon.

Michel croisé dans les rayons en cours de démontage, Michel anéanti par les soucis voudrait voir arriver sur ce parking un océan de voitures right now. Humeur. Ça retombe sur les employés, les intérimaires, les étagères, les rideaux organza brodés, tout ce qui est plus bas. Michel suit son plan écrit. Schémas rigoureusement tracés sur ordinateur faxés par la boîte dès six heures ce matin. Téléphone au jour le jour, ne décroche jamais, applique les directives et doit tout changer au dernier moment, bien sûr. Il va et vient portable vissé à l’oreille sur toute la longueur centrale du bâtiment, depuis la réserve jusqu’aux caisses. Pas régulier et corps de Michel désaxé appuyant régulièrement en cadence sur une jambe puis l’autre. Légionnaire défilant seul sur les Champs-Élysées le 14 juillet et petit doigt sur la couture du pantalon sans dévier du regard la grille de carrelage beige. Michel, seul. Client suivant, ligne droite. Depuis le silence jusqu’aux cartes bleues aux machines qui crépitent. À bientôt chez Glifor ! Ici c’est simple : les employées ne vous adressent pas la parole. C’est interdit, on dirait tabou.

Dire f#ck à leurs plug-ins.

Michel est maintenant Dracula quand la lumière de la lampe de chantier posée à terre l’éclaire par en dessous, et la sueur quand il tape comme un sourd sur les plaques. Tu regardes ça, fasciné. Violent, l’animal perdu. Toujours comprimer les sentiments au fond de soi. De Michel, rien ne filtre. Tu te demandes de quoi est faite sa vie amoureuse. Cyrille plaint sa bonne femme. Stéphane rit.

Stéphane a bon caractère. C’est agréable. Tu apprécies son cœur simple et franc.

La position accroupie, tout en bas dans les rayons. Tirer, remplacer. Ranger. Nettoyer la gondole avec du produit qui pique les yeux. Attentif au bruit des autos qui passent au pas sur le parking devant le rideau de fer, comme au bruit du sang dans tes veines. Légère migraine contre les tempes, ton souffle et tu sais ce que ça signifie : elle est là. Elle arrive avec toi tout contre toi. C’est Anna, l’inattendue qui vient, déboule en rêve sous la forme d’une fée, à quatre heures de l’après-midi chez Glifor. À l’heure du goûter : elle est là. Tu voudrais hurler. Accroupi. Front contre le dernier étage, contre la gondole en métal. Celle du bas. Petit parmi les petits. Tu iras dans le monde, alors, mais comme Jésus. T’entends ? Tu rêves et tu crois en elle. Parce que c’est comme ça. Parce que, tout simplement, ça t’arrange, bourrique. Être humain sur la planète Terre, parmi ses habitants nombreux et ténébreux mystères. C’est fâcheux, Monsieur Spok. Tu voudrais t’enduire le corps d’huile, de boue séchée, de sang et partir. Jaillir à la guerre. Elever tout ce qui alourdit, obscurcit. Sauter.

Anna, donc. Soudain, le souvenir d’Anna, petite fée Clochette assise sur ton épaule droite ou virevoltante en boucles autour de toi souple et gentille de son corps même, de ses mouvements gracieux infinis, patineuse, te suit partout dans le magasin. Volète autour de toi, figures libres et boucles jusqu’au plafond, jusqu’aux panneaux sorties de secours maintenues très haut par des attaches magnétisées au bout de petites chaînes qu’elle s’amuse à décrocher. Michel pense que c’est toi qui arraches ça à cause de tes palettes montées trop hautes, que tu manœuvres comme un manche avec le transpalette, mais comment faire autrement ? C’est Anna, du matin au soir libre dans un sillage doré d’étoiles pailletées, jusqu’à la fin du jour infiniment doux souvenir. Elle te protège parmi les têtes de gondole (T.G), glisse entre les rayons, goûte du bout des lèvres aux pâtes de fruits énergétiques, se dit un peu je ne veux pas grossir, c’est vrai, se prend les ailes dans le scotch marron, n’arrive pas à se désengager, couine comme une petite souris mignonne en gigotant des pattes. Anna, fée, grimace, effrontée dans le dos de Michel. S’admire dans tous les miroirs, sans retenue, se trouve bien jolie sans complexe avec les cils, longs,  qui papillotent. Se vexe. Te perd. Te retrouve. S’endors dans les mouchoirs en papier, ingénue, profondément longtemps.

Surtout ne fais pas de mal à Anna, bigouden. Elle est en sucre, comme tu sais, sensible et infiniment fragile, petite fée russe posée sur ton cœur sans jamais te trahir. Jusqu’à la fin. Un jour, il faudra oublier. T’entends ? Il faudra enlever tout ce qui déconne et arracher ça de ta mémoire. Te reformater. Réinstaller. Il faut te réinitialiser, disent les amis. Opter pour un système plus fiable.

Vous m’oublierez, dit-elle. Romantisme russe. Fatalisme. Presque souhait, pour que l’histoire d’amour s’écrive jusqu’au bout. Vous vous obstinez, dit-elle encore. Plus tard : je ne vois pas jusqu’à la fin. Alors, c’était simplement quelques pas dans la neige, devant la masse grise et décorative du croiseur Aurore, à Saint-Pétersbourg, conservé là sur la Néva, en état depuis octobre 1917, à deux pas de la forteresse Pierre et Paul ? Alors c’était finalement seulement un petit bout de chemin avec elle, les pieds et les mains gelés et tu te demandes encore comment elle faisait pour supporter ses petits gants gris si fins autour de ses jolis doigts dans un froid mordant. Comment elle se débrouillait avec le simple bonnet à motif pour ne pas mourir de froid. Alors ce n’était pas une fée, ni un rêve à quoi tu avais affaire, mais une histoire ordinaire ?

Non. Tu te souviens de ses bottes blanches, des bottes de patinage artistique, on dirait. Du blanc à chaussures passé dessus pour les faire paraître plus neuves, du trou dans son collant qui était là depuis bien longtemps et de sa surprise feinte quand elle découvrit cela, déjà presque nue Cendrillon dans la petite chambre d’hôtel, détails, faux prince, que tu voyais avant l’amour. Curieux bonhomme avec elle qui dansait avec toi et vous dansiez ensemble, donc, avec beaucoup d’aisance.

Petit rêve brûlant. Boîte d’allumettes vide souvenir de Saint-Pétersbourg posé sur ta nuque. Cigarette. Boire. Fumer. Et cet amour infini maintenant quoi faire avec ? Bête prise la patte prisonnière, couper, sectionner. Prêt à tout et peur de rien, tu penses à ça sans rire. Où est ta sincérité, animal machine ? Faire attention au cœur des filles, disait ta mère, bigouden. Suivre ce que te dit ton cœur, quand même.

Le soir, immobile et sonné. Le trajet sinueux en voiture, rêveur encore, vers ton petit village, ta maison. Les cyclistes en tenues de martiens. Les tracteurs qu’il faut doubler dans les virages. Paysan qui se déporte à droite et te fait signe en se retournant. Accélération. Doubler. Les transformateurs électriques et les affiches abîmées, dessus, perçues dans un souffle. Le village de Confort enfin. La voiture connaît la route.

La porte de chez toi toujours ouverte. Ta femme, Sonia. Ta fille, Léa, rentrée de l’école. Et une demi-heure pour reprendre tes esprits, boire une seize, manger un peu : jeter la peau de banane loin dans le jardin derrière le buisson, avec les autres (c’est tout ça, toi : les hommes, seuls, collectionnent ces habitudes). Se détendre, oui. Tu ne fais plus de feu dans la cheminée. Plus besoin, à présent, avec les beaux jours revenus. Sonia lit paisiblement dans la véranda et elle te voit de dos qui rêve Dieu sait quoi, regard porté Dieu sait ou infiniment lointain. Elle se dit qu’il y a quand même des coups de pied dans le derrière, qui se perdent. Oui. Un instant avant de replonger dans sa lecture, silencieuse. Sa force et sa patience, avec toi. Bon.

Sonia, son travail d’écriture en ce moment, déjà 66 666 caractères alignés depuis le matin. L’histoire de son aviateur à elle dans l’iMac rose première génération. C’est assez. Elle dit que ça décolle. Tu ne sais pas non plus ce qui se passe dans sa tête. Ce qu’elle bricole avec cet aviateur qui ne veut pas se laisser écrire, tu l'ignores. 


Et la nuit sans lune, tu écoutes ça :



dimanche 18 septembre 2011

Le bleu du ciel



Lundi matin. Monsieur Ponpon au moment de partir ne t’a même pas adressé un regard. Il dormait profondément sur le radiateur, fatigué, sans doute de ses chasses nocturnes, des courses après les mulots du jardin et du froid de la nuit. À ce soir Monsieur Ponpon. Dormez bien, je pars.

Nouvelle boîte, nouveaux horaires communiqués pour la quinzaine par Crandstad, l’agence d’intérim du centre-ville de la petite ville voisine. Tu iras au magasin Glifor : objets cheaps pour la maison, la décoration, la fête. Tu ne sais pas où c’est.

Ronds-points et méandres pour arriver, surprenants dans cette petite ville. Stops. Feux. Stops. Ronds-points. Se glisser progressivement dans le nouveau travail et tout ce qui tourne. Se fondre et trouver un nouveau dosage. Être ici avec sa tête et voilà le parking ou tu gares la voiture : vaste, presque désert et beau tant il laisse apparaitre le ciel océanique, transparent bleu clair qui vient s’asseoir, s’allonger contrastant dur et repos sur la masse étendue du goudron neuf. Noire. Et dans un coin le bosquet d’arbres, déjà verts. Le printemps est généreux, cette année. C’est étonnant et beau.

L’enseigne jaune et rouge agressive apparaît lourde en haut du magasin et tranche sur le bleu du ciel. Nouvelle mission en zone artisanale. Tu dois impérativement y être cinq minutes avant l’ouverture. Tu t’animes, comme d’habitude maintenant, de mille figures ; celles où se mélangent ta vie hyperréaliste ici et ta vie rêvée là-bas.

Tu te foutrais des claques, bigouden. C’est bien.

Il y a quelques nuages, mais il ne pleuvra pas, tu sais ça et tu gares la voiture au loin pour marcher un peu. Voilà 200 mètres effectués à pas lents avec la stridence des mouettes au-dessus de toi, le port est à côté, le port de pêche, le port de plaisance. Les bateaux sagement amarrés côte à côte. Les goélands. Les mats. Tu penses.

Tes obsessions. Répétition des tâches. Violence sur les corps. Dire ce que l’on pense, c’est impossible. Tu crois que le monde est penché et oui, le monde est penché pour toi, aujourd’hui. Et la lune dans la nuit n’apparaissait pas, bigouden. Se lever tôt c’est dur, mais on gagne en poésie. Dommage. N’oublie pas tes cigarettes dans la voiture. Tu aimes commencer tard.

Articles venus de Chine, de la Birmanie lointaine, des Amériques. Déguisements. Encens. Coussins. Miroirs. Mouchoirs. Ornements. Magie. Perruques. Petit électroménager. Mais aussi farces, jeux, linge de maison, vaisselle, perles, peluches, postiches. Et puis fleurs et vases pour les morts. Chrysanthèmes en plastiques, effacés à la première tempête. Sels de bain multiples parfums. Bâtonnets d’encens. Ballons de baudruches. Attaches parisiennes. Bijoux. Bracelets. Jeux. Outils. Freluche. Pistolets à eau. Fleurs séchées. Produits nouveaux destinés à la vente. Lot de 12 verres en cristal, ne peuvent être vendus séparément. Cuillers à glaces. Pâte à modeler. Ne pas laisser à la portée des enfants de moins de douze mois. Flûtes à champagne déjà cassées. Confettis. Masques de Zorro. Masques de Dark Vador. Halogènes. Aiguilles. Biscuits. Tous Low-costs, vendus  chez Glifor.
Quelle est la couleur du ciel, au-dessus de vous ?
J’ai reçu il me semble : le paysage
Une nouvelle photo de vous.
Il fait beau derrière vous. Bravo.
Enregistrer sous. Elle.
Il me semble
Je suis fier

Tu enfiles dans la voiture tes chaussures de sécurité neuves données par l’agence et ça prenait un certain temps de trouver ta pointure. Ils t’ont offert aussi un joli crayon avec un bloc-notes. Série bleue cette année. Cadeaux avec le sigle de la boîte au travers. Tu n’as jamais fait de remodelage de magasin. Nouveau boulot. Tu dois t’adresser à un certain Michel quand tu arrives. Il te dira précisément quoi faire, précisait Marie, ton interlocutrice de chez Crandstad vue derrière son bureau jambes croisées avant de venir, sans lâcher le téléphone. Humeur moyenne, Marie de chez Crandstad. C’est lundi. Les collègues en retard. Aucun stylo qui marche.

Offert ! Le stylo.
Offert ! Le bloc-notes.
Offert ! Les chaussures.

Qui êtes-vous ? À quoi pensez-vous ?
J’espère. Toujours. Ou bien ?
Il me semble. Il me semble.
Enregistrer la pièce jointe sous
Enregistrer sous/ficher/éditer
Enregistrer sous poupée russe
Dans une poupée russe
Dans une poupée russe.
Danse. Ho !

Carton déchiré, déjà abîmé dans les coins et plié, celui que Marie t’a donné. Le carton de Crandstad avec la fille dessus qui ne laisse pas deviner l’usine ni le travail intérimaire. Belle brune, ça va de soi. Ses cheveux sont retenus en arrière, les mains blanches. Oreillettes attentives, hôtesse image, pure image  façonnée de com. Pétrie. Souriante, de face, sérieuse. Calme, maîtrise feutrée et décontraction affichée. Angles atténués. Presque douceur. Ça va de soi.

Tenue sage et simple, petit maquillage. La discrète. Avant-bras ergonomiquement disposés articulés sur le bureau formant un angle de 90 degrés et admire un peu. Parfait. Bureau high-tech. Design raisonnable. Document composé selon les standards graphiques de la communication d’entreprise. Figure détourée sur fond blanc. Recto verso format 20x13 plié, papier mat. Typo rose fuchsia magenta proche pour les titres ou framboise écrasée variante. Noire pour les petits caractères, texte en drapeau et retraits pour ceux-là. Filets maigres. Et logo.

Note bien tes horaires au stylo bic sur les pointillés. Et puis la phrase manuscrite étrange : « Parking devant l’entrée du magasin par la porte derrière, demander Michel Cellon ». Mystère. L’écriture de Marie, tout ça, danse jolie pour le coup jure un peu par-dessus les caractères alignés.

J’espère que vous n’avez pas froid. Navire.
Je voulais pour vous. Bien sûr. Navire.
J’espère. J’espère. Je crois promettre
Poupée russe dans une poupée russe
Dans une poupée russe. Ces mots.
Dans une poupée russe
Danse. Ange.
Ces mots.
Je crois. Ho !

Alors tu entres chez Glifor et demandes Michel Cellon. L’ambiance est tendue. Tu as senti ça tout de suite dans les yeux de l’employé frisé veste rouge et jaune (ta couleur préférée) sous les épais sourcils. Tu lis le stress, comme par hasard, sur sa figure. Ça ne rigole pas. Avancer. Croiser une à une les employées qui vaquent sans bruit. Regards de biais, regards en coin. Bon.

Êtes-vous là ?
Êtes-vous là ? Cachée
Derrière l’ordinateur ?
Vous n’avez pas de nouveau message.
Fichier enregistrer quitter suspendre
Suspendre l’activité. Taper ces mots.
Vous avez UN. Ho !
Nouveau message
Danse. Ange. Ho !

Bonjour. Michel ne dit pas bonjour : il t’a vu arriver de loin, de l’autre bout du magasin. De la sueur perle sur le front de Michel. Il court, buste en avant, pattes courtes. Il baisse la tête vers toi et c’est déjà beaucoup pour lui, en fait, ça lui demande un effort considérable, déjà. Il a regardé sa montre quand il t’a vu arriver pour s’assurer que tu n’étais pas en retard et ça veut dire en langue de Michel qu’il tient compte de ta présence.

Michel n’est pas le vrai patron. Le vrai patron est ailleurs, dans l’autre magasin, le grand, à Quimper. Celui-ci est un cadre spécialisé dans le remodelage de l’enseigne Glifor, sur toute la France, sans doute. Il tourne, mercenaire. Il tourne.

Il dit juste : remodelage, ça veut dire débarrasser les gondoles des marchandises. Démonter les gondoles, réorganiser les étagères, transporter et remonter les gondoles ailleurs dans le magasin, plaque par plaque sur transpalettes ou sur des fourmis. Plaques blanches perforées sur les gondoles. Superposer de telles plaques. Simple. Remettre la marchandise en rayon. Simple. Il faut faire ça. Trier parce que tout ne retourne pas en rayon. Il dit : tu vas te mettre avec ton pote, Stéphane qui est arrivé avant toi. Vous allez vous mettre à deux.

Cyrille travaille à côté avec Jean-Marc. Tu bosses avec trois mecs encore cette semaine, trois qui viennent de chez Crandstad, comme toi. Michel dit : l’étagère des coussins-là, tu vois, tu vas la remonter de vingt centimètres pour qu’elle arrive au niveau de la casquette des bonbons. T’entends ? Non pas là ! À droite. Il dit mains sur les hanches, soupçons : t’as déjà fait ça ? Tu dis non. Il dit : j’avais demandé à l’agence des gens qui avaient déjà fait ça. Silence antipathique agacé. Il dit aussi : mais apparemment, ils n’en ont pas. Tu dis : non. Ils n’en ont pas.

Tu penses : Monsieur Ponpon aimerait de tels coussins pour dormir.

Croire. Espérer. Je voudrais. Ange.
Envoyer ce message. Ces mots.
Sur votre peau ces mots.
Quitter. Tatouer. Alcools.
Je suis fier de vous, il semble
Vous dansez en silence
Mais vous dansez

Quand tu vois Michel, la première fois, tu penses immédiatement à une cafetière en céramique brisée, tant la nuque est blanche et la voix nasillarde, concentrée, méchante. Émail blanc craquelé, inélégant. Ce mec te glace complètement. C’est clair.

Vous voulez soudain
Quelque chose de doux pour elle
Vous voulez soudain. Ange.
Partir d’ici. Alcools. Ange.
Autour de vous les murs explosent
Vous aimez. Vous aimez.
Vous dansez dans la nuit.

jeudi 15 septembre 2011

Un balcon en forêt

Maintenant la peinture est écaillée et les fenêtres sont dans un état lamentable. Tu dis qu’il faudrait protéger votre maison des intempéries que le vent de l’océan apporte en hiver.

Tu penses depuis longtemps qu’il faut installer des volets en bois. De préférence des volets à claire voie.

Sonia ne voit pas l’intérêt de faire installer des volets. Elle n’aime pas ça. Elle n’aime pas comme tu tires les volets lorsque vous êtes en voyage et que tu fais le noir, l’obscurité bien avant la nuit, dans une chambre d’hôtel, par exemple (toi et ton fantasme du lit-clôt). Sonia est une ennemie des volets roulants, plastique ou métal qui se manipulent avec un bras articulé et encore plus des volets automatiques qui d’ailleurs ne fonctionnent jamais quand c’est elle qui s’en sert. Elle est l’ennemie de cette technologie et du rêve moderne un peu foireux des années soixante-dix. Elle dit que ça lui rappelle chez ses parents. Elle n’aime pas le double vitrage et donc il n’y en a pas dans votre maison. Elle rêve d’être dans une maison sans jamais être enfermé dedans. Avec de l’air qui passe, venu du dehors. Du courant d’air. Du bon air frais soufflé par l’océan, mais aussi soufflé par la forêt et un brin de sauvagerie. Avec des scènes de chasses vécues avec son père autrefois. Des promenades, souvenirs heureux, sur les lignes de haute-forêt en bottes caoutchouc aigle. Une maison anticlaustrophobie et intellectuelle avec des sous-bois et des odeurs d’automne. Une maison, en somme si j’ai bien compris, situé quelque part dans la forêt de Brocéliande, mais avec la mer devant. Un rendez-vous de chasse avec océan Atlantique à proximité, si possible. Une maison dans une forêt sans forêt. Sans ciel plombé ni Francette pour raconter ses histoires de vieille fille. Sans faits divers dûs à l’excès de gnôle, à l’ennui, à la connerie, à la vie de province. Une maison sans Charles Bovary. Sans pharmacie à reprendre et sans tronçonneuse hurlante. Un balcon en forêt.

Une maison il faut que ça respire, mais il peut y avoir des champignons, un peu et du désordre, un peu. Avec le paysage qui vient à travers les fenêtres et de préférence un jardin et un cerf qui passe au loin, aperçu presque divinité passant lentement derrière les arbres, craintif dans la brume. Un étang ou la mer devant. Une maison ouverte sur le monde, pas une maison repli-sur-soi. Protectrice par ses murs, mais large d’ouvertures. Surtout pas d’angles droits ni de Placoplatre cache-misère ni des matériaux de merde qui donnent le cancer et des boutons sur la peau. Une maison qui serait à l’image de son esprit, peut-être une maison intelligente, sans isolation. Très légitime et littéraire. Avec une bibliothèque, c’est sûr et un présentoir à cartes postales pour toutes les reproductions de tableaux : les cartes postales des amis, les souvenirs de voyage, la jeunesse libre et heureuse. Une maison avec de la place et si ça ne suffit pas, acheter la maison d’à côté, comme aurait fait son père. Vieux terrien jamais pressé, mais aussi sauvage, champêtre, intelligent comme elle et sachant prendre le temps de vivre, de chasser, de ne pas passer à côté de la vie, comme elle. Vivre pleinement dans une maison avec des meubles pyrogravés par son grand-père. Une maison avec de l’Histoire dedans.

Son père qui racontait comment, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient disposé un terrain d’aviation à proximité du village de son enfance. Comment les hommes montaient dans leurs machines volantes à la tombée de la nuit et revenaient au matin, insouciants, après avoir semé la mort et des tapis de bombes sur Berlin, Dresde, Hanovre. Son père qui racontait comment, ce faisant, ils aidaient les Russes à reconquérir leurs territoires, cigarettes au bec. Les Russes. Vladivostok. Koursk. Stalingrad. Leningrad.

Pour toi, c’est simple, il faudrait toujours tout repeindre en blanc. Tu vivrais presque bien au supermarché, chez « C », dans le bureau du Bison, avec un frigo, des bières, un lit de camp sans fantaisie avec un peu de musique peut-être. Quand tu aurais faim, tu descendrais la nuit dans les rayons déserts et tu éventrerais un paquet de pitch ou une boîte de saupiquet, ou un cassoulet William Saurin à même la boîte, sans réchauffer. Moine.

Une maison c’est important. Tout le monde a sa maison, pense à sa maison, vit dans une maison. La maison abrite le foyer, la famille. Sonia rêve de maisons et achète des revues de maisons comme toi des revues d’ordinateurs et ta fille qui est grande maintenant des revues people, quand vous êtes à la gare de Quimper, sur le point de partir en voyage et qu’il faudra occuper tout ce long temps ensemble dans un compartiment confiné. Vous achetez toujours de telles revues et vous plongez le nez dedans, isolés, une fois le train parti. Bon voyage.

Mais Sonia dit aussi pour revenir à cette histoire de volets que si tu veux bien t’en occuper, elle est d’accord. Mais alors tu t‘en chargeras, cette fois. C’est à toi de contacter les artisans, de demander les devis, de t’informer, de demander à gros Mich pour savoir s’il serait d’accord pour faire ça au black. O.K ?

À propos, c’est une bonne idée d’avoir fait construire cette véranda disent les amis. Oui, mais quoi faire d’autre maintenant, interroge Sonia ? Maintenant, dit Sonia nous allons construire une maison sur les hauteurs, à Plouhinec, près de là ou habite ta sœur. Une maison moderne, cette fois, avec une belle large vue sur le port de Poulgoazec. Ha bon ? Pourquoi tu ne veux pas ? Tu dis : cette maison-ci te va très bien comme ça.

Et donc cette fois, à toi de jouer. Il faudrait. Parce Sonia, pour les volets, c’est clair, c’est niet. Tu ne le feras pas. Tu laisseras traîner l’histoire des volets à claire voie. Tu ne contacteras aucun artisan et tu ne demanderas aucun devis, sans doute.

Il faudrait au moins remettre un peu de cette peinture bleu myosotis, appliquée dans la joie, lorsque vous aviez retapé ensemble la maison en un temps record, il y a quinze ans, et que vous étiez amoureux. Tu t’en foutais déjà, des maisons et au fond, tu voulais seulement peut-être aider Sonia à faire ça et surtout vivre avec elle. Seulement les maisons, les choses, les objets évoluent. Elles subissent le climat, l’instabilité, la mobilité des terrains et se dégradent.

Maintenant, il faudrait au moins reprendre un peu le mastic autour des boiseries et changer entièrement la fenêtre du deuxième étage. Il faudrait aussi repeindre l’abri de jardin. Défaire le nid des choucas qui bouche la cheminée où vous faites du feu tous les soirs d’hiver, rôtir de la viande et de bonnes brochettes et aussi griller des châtaignes dans une poêle perforée en automne. Mettre de la toile goudronnée sur l’abri à bois que tu as construit il y a sept ans et refaire le joint autour des montants de la porte de la salle de bains. Empêcher le chat d’aller bouffer les grenouilles apparues cet été. Et surtout, surtout, empêcher ce connard de chat de ramener les cadavres des mulots sous votre table, en plein milieu des repas, le midi, sans que personne ne s’en aperçoive et alors vous découvrez le rongeur mort gisant là, au moment de débarrasser, comme un sinistre présage. Et aussi : faire un trou dans le jardin pour le lapin nain de ta fille Léa qui est brusquement mort dans la nuit, sous une pluie battante. Il faudrait s’occuper du jardin et tout ça. Tondre.

Si tu ne veux pas le faire, je le ferai, dit-elle. Courageuse. Il faudrait. Ce n’est pas étonnant que vos fenêtres se dégradent. Tu te désintéresses des maisons, des intérieurs, des objets. Triste sire. Tout ça n’est pas bien grave, dit souvent Sonia. Non, ce n’est pas bien grave. C’est juste que vous êtes tous deux devenus des personnages d’une nouvelle de l’écrivain américain Raymond Carver, ces derniers temps et que ton esprit divague Dieu sait ou. À cause de toi. Et d'Anna.

Tard le soir sur votre chaîne, dans votre maison, Sonia écoute ça :



mardi 13 septembre 2011

Basculer. Pivoter.




Rapidement, l’Airbus A 319 monte dans le ciel, dépasse la ligne fine des plus hauts nuages comme s’il ne voulait plus jamais redescendre et il file vers le nord. Passagers inclinés en arrière, plaqués contre les sièges. Il faut faire confiance au pilote, vous n’êtes pas morts. Pas encore.

Tu ressens la force et la poussée des réacteurs sur le fuselage jusque sous la nuque, tu vois le pli vibrant des ailes bleu-blanc-rouge à travers le hublot. Tu aimes la force de l’engin, son plaisir de danseur prince des airs. En altitude, l’avion ralentit un peu, monstre froid, doucement d’abord, puis léger pivot vers la droite. Vibrations maximales. Instant chaos. Souffle. Sifflements. Bondir.

Vous êtes sourds. Youpi.

Vos corps sont comme des hochets dans l’âme de l’appareil. C’est comme ça. Tu ne maîtrises rien. Monde incliné. Planète Terre à droite visible dans un champ vertical, dressée en tableau abstrait penché contre le mur attendant l’accrochage. Et le soleil aussi pan dans les yeux. D’un coup. Ouah ! Vers l'est.

Corps merveilleux de l’appareil qui vibre d’un bloc puis accélère. Dragon.


Anna.

Filer vers l’est: vers Anna.
Tu te dis : c’est parti sans retour.
Tu te dis : parfait c’est parfait.
Tu ne reviendras jamais.

Alors voilà ; le ciel est dégagé au-dessus des mers de glace. Les icebergs flottants sur le golfe de Finlande, semblables depuis l’oiseau à de minuscules diamants. Étincelants au fur et à mesure de l’avancée douce de l’appareil. Des cristaux infiniment précieux, miroitants sur la surface bleutée de la mer lisse. Tu voudrais offrir ça à Anna, cette image précise et belle. Dès ton arrivée. Pas une carte postale. Des fleurs. Des compliments. Le tapis rouge.

Tu te souviens aussi de ta première vision de la Russie, depuis le ciel gribouille lorsque, peu de temps avant l’atterrissage l’avion sort de l’épaisse couche de nuages glacés qui, en janvier, couvre le ciel russe à temps complet. Tu te souviens de la fumée des usines loin après la ville, barre horizontale dans le ciel, harmonieuse quand même, rajoutant un trait noir au fusain charbonneux sur ce paysage maintenant surligné comme si besoin était. Tu vois les champs de neige infinis, les arbres noirs ligneux Brueghel l’Ancien formant dessin encore sur la blancheur à plat ou fusains sur papier granuleux ruisselants disséminés. Tu vois des renards blanc nature aperçus comme des dauphins sautant de motte en motte, par meutes, par grappes, dans les congères et ça gicle de la poussière de neige mouchetée dans leurs sillages aux abords sales de l’aéroport. Les poumons dilatés et les langues pendantes. Voilà Saint-Pétersbourg en entier, en majesté.

Et tout comme en France, des zones périphériques banales depuis là-haut, de plats entrepôts foireux pire encore. Une silhouette féminine russe et martiale sort d’un hangar noir vétuste, carreaux cassés près de l’aéroport, chapka et long manteau avançant seule dans le paysage en noir et blanc, rouillé comme dans un film de propagande tourné à balles réelles lors de la Grande Guerre patriotique. Silhouette isolée forte. Ombre qui inspire le respect comme le concept même de Russie ou le saut en parachute au-dessus d’une ville en flammes.

Respect.

Voilà l’atterrissage. Tout est plat dans ta tête, mais tremble. Tout est distribué sur la toile en aplats larges et francs. Vigueur d’un pinceau. C’est bien.

Anna qui t’attendait en bas accompagnée de sa beauté mystérieuse et profonde. Elle se serre tout de suite contre toi. Surtout ne dis rien : il fait moins seize degrés. Tu as tout le temps pour parler. Tu frôles son nez gelé dans un sourire et les moumoutes sythétiques sur les cols de vos manteaux se touchent et s’apprivoisent. Tu ne ressens pas le froid. Tu dis bêtement que tu es content de la voir plus deux ou trois mots en russe baragouiné. Tu ne devrais rien dire pour préserver l’instant, tu sais ça. Anna rit de ta maladresse. Elle sait déjà comment tu es : vous devez enfiler votre capuche, mon cher B, car vous allez prendre froid. Vos manteaux à tous deux sont épais et noirs. Le tien est plus gros, plus épais. Tu ressembles à Gagarine avec. Anna dit ça. Elle rit. Ce n’est pas vrai.

Elle parle en français impeccable dans le bus. Vous allez droit vers la ville, mais elle dit aussi je ne sais plus parler français et tu ne saisis pas tout parce que tes oreilles bourdonnent encore depuis l’avion. Tu penses ce n’est pas vrai. Tu rêves. Elle dit, vous m’excuserez. Elle rit. Panneaux publicitaires. Tu essaies de lire les inscriptions en cyrillique. C’est impossible. Quand elle te parle, tu as l'impression de rater chaque mot clé de la phrase parce qu'il y a toujours un bruit à ce moment là, qui couvre comme fait exprès. Bruit de voiture. Hurlement. Pneu. etc…

Pas de rond point, tout est linéaire. Vous passez dans la zone suburbaine devant le supermarché ou travaille Anna en tant que traductrice les documents venus de France. Tu vois le logo rouge et blanc. Le petit logo des supermarchés Auchan et le petit oiseau dessus. Elle indique ça d’un geste délicat de la main et ton attention se fixe sur les poignets surfins et les bracelets. Elle dit : Auchane. Elle rit. Tu t‘attardes sur les mains. C’est bien.

Vous parlez des liens vidéos sur YouTube que vous avez échangés tout l’automne.

Mais la pluie au même instant. Mais le vent et les éléments qui viennent claquer par bourrasque comme des objets solides contre les fenêtres de ta maison laissée à l’autre bout du continent, loin vers l’Ouest. Mais ta famille à toi, qui entends ça avec brutalité. Mais ces bruits-là, menaçants, sans rire, distincts comme une menace. Mais bien sûr.