jeudi 20 août 2015

Я живу на другой планете / Je vis sur une autre planète. Partie 2






Tu te souviens d’un être mélancolique. Il s’appelait André. Au milieu des années 90, quand tu lui disais ta joie d’écouter telle musique, ou ton rêve de te rendre un jour à Mourmansk simplement parce que tu avais vu un reportage à la télé, il répondait parce que ça l’agaçait : « Oui, mais c’est comme un paysage regardé derrière la fenêtre, la Russie aujourd’hui c’est un pays cassé, effondré : tu ne sauras rien construire avec ça : c’est comme une grosse masse de métal tombée sur le côté ».

Bien sûr, il évoquait aussi la pluie ou le gel, ou d’autres fracas. Tu te souviens de votre situation de jeunes artistes dans la petite ville française de Rennes quelques temps après que le parlement de Bretagne ait brûlé. À cette époque insouciante, il est vrai, tu avais trouvé le moyen de t’éprendre d’une jeune femme polonaise. Elle vivait au dernier étage d’un immeuble cossu de la rue Victor Hugo, à deux pas des ruines du parlement, ou elle avait son propre atelier et ou elle ne faisait rien. Ça te faisait envie cette manière de rouler les R doucement, quand elle fumait. Peine perdue. Vous buviez. Plus tard André, toujours chèvre, s’égarait dans la nuit. Le jeudi soir, les étudiants faisaient la fête.

Tu logeais assez loin du centre, après le Thabor. Tu situes ? Les soirs d’été des moustiques venaient roder autour de vos têtes. Il y avait des désirs clope sur clope. On entendait les martinets dans la ruelle. En face, derrière la vitrine embuée du bar, on jouait au flipper. Les pompiers un instant s’arrêtaient aux feux dans un fracas de sirène. Et tu savais que la bête en toi amoureuse, braque, lançait comme ça de temps en temps des attaques en piqué, il est vrai accentuées par l’effet que produit le vin. Bon. Le dragon soufflait sur la princesse polonaise, sur son corps blanc en toi allongé par l’esprit. Bien. Gisante sur la mémoire et tout le reste ; c’est bien de revoir ça.

Ton lit se trouvait au premier étage sous des combles déjà si bas qu’on ne pouvait pas tenir debout. Tu étais assez semblable à une chauve-souris. Endormi tu te retrouvais dans un train nocturne. Un train de nuit. C’était beau. On voyait les étoiles depuis le velux. En rêve tu dansais sous la neige et désirais tout ce qui pouvait l’être. Tu t’éveillais en pleine nuit et tu entendais pour de vrai la rumeur des convois de marchandises qui sifflaient et passaient au loin, vers la gare.

Chez toi, rue de Paris, point d’évaporée pour le moment et il n’y avait presque pas de chauffage dans l’appartement ou il faisait froid et humide. Il fallait passer devant chez la logeuse. Tu ne sais plus si c’était Leningrad ou quoi mais ça cognait. Il serait assez juste de préciser que tu étais en guerre assez hostile avec la peinture, à l’époque. Rennes était grise et propre. Polie. C’était juste avant de rencontrer Sonia. Vous deviez plus tard, elle et toi, avoir ensemble une fille et la guerre dès cet instant semblait être achevée pour toujours. Maintenant, dans le moment, dans le mitan des années 1990 et après l’effondrement de l’empire soviétique apparaissait il y a vingt-cinq ans une situation inédite, que le Monde ne connaissait pas encore.

Aujourd’hui, Sonia revient de Hollande. On dirait qu’elle se croit au cœur d’un tableau hollandais. La veille au soir, elle avait longuement décrit une nouvelle fois sa chambre d’hôtel de Delft devant les amis. Elle parlait de sa passion pour le peintre Vermeer. Elle comparait l’apparence de la chambre, le découpage, l’espace, le volume des pièces, à je ne sais quelle organisation précise dans un tableau du célèbre peintre et des similitudes qu’elle avait perçue entre le tableau et la réalité. Elle montrait des reproductions dans un livre, juste avant le début la projection d’un film qui devait s’avérer sans intérêt. Après, une fois que les amis eussent quitté la maison c’était comme une guerre larvée entre vous deux, même si d’habitude elle comble tout blanc dans la conversation par une sorte d'enduit supposé apprêter la surface du tableau.

Sonia parlait de sa solitude au cours du voyage et disait, point de regret : « On se demande comment on ne devient pas fou, dans une telle situation. » Elle parlait d’autre chose, sans savoir. Car il y a cette part étrange, chez elle, qui étend certains soirs italiens sur l’herbe encore tiède des chaleurs de la journée, des ombres allongées et un brin menaçantes d’ovoïdes cyprès. Sonia aime la mer et surtout ses reflets. Ils agissent sur elle. Elle va marcher habituellement environ une heure par jour dans le paysage finistérien, de préférence vers la côte (là où tu préfères la campagne), cueille des fleurs dès le début du printemps jusqu’à la toute fin de l’automne, s’attarde lentement, fabrique un bouquet. S'arrête et contemple l'océan sinon si c’est l’hiver elle ne s’arrête pas. Depuis qu'elle vit ici, elle souhaiterait que de tels paysages bruns, parfois gris-bleu et la mer posée à plat lui transmettent ensemble leurs forces. Elle voudrait qu'ils fonctionnent comme un carburant bleu. Ils sont déjà pour elle comme un alcool très fort.