jeudi 6 octobre 2011

Kirovski Zavod 2



Alors vous remontez par les escaliers roulants. Vous sortez de la station Kirovski Zavod.

C’est Natacha, cadre au supermarché Auchane qui vient de joindre Anna sur son portable : elle doit tout de suite aller travailler. Trois pointures de la boîte vont au restaurant, il y aura un Russe et deux Français. On lui propose d’être traductrice pour le Russe Serguei qui ne comprendrait pas, sinon. C’est important. Le transport en bus sera remboursé: 300 roubles nets. C’est royal. Natacha est gentille avec moi, dit Anna ; elle est originaire de la république de Tuva. Anna vient de la république voisine, de l’Altaï. Deux jours de congé pour deux heures de travail, c’est bien payé.

Elle te raccompagne devant l’hôtel. Elle dit : ne partez pas, mon cher B, surtout ne partez pas. Anna dit qu’elle ne veut pas aller travailler. Tu la vois s’en aller dans la nuit, jean et blouson, noire silhouette, disparaître d’un coup, mystère, derrière les congères du jardin public. Il neige fort, ça colle, c’est humide, mais pas de verglas. Elle marche. Elle pleure doucement en évitant la glace qui tombe des toits, parfois et resserre un peu son écharpe. Anna marche vite, vite. Vole dans les rues gelées. Elle dit : je peux courir très vite mon cher B. Elle évite de prendre le bus pour économiser les 300 roubles qui seront dépensés avec toi dans un petit bar sombre plus tard, un autre jour devant des verres de vodka, pas beaucoup, un ou deux. Oui. Je peux vous prendre une cigarette ? Oui bien sûr. Je peux m’asseoir à côté de vous ? Vous voulez boire une vodka ? Il n’y a que des alcooliques ici : regardez ceux-là. Ils parlent des filles. C’est bon pour le ventre, la vodka, quand il fait froid sec et pour la digestion : ça réchauffe un peu. Moi quand je suis saoule, c’est pas souvent, je dis des bêtises toute la nuit et je chante. La patronne du bar à l’air gentille, vous ne trouvez pas ? Et bête un peu aussi. Je vais demander si elle peut servir du bortsch. Vous n’avez pas faim : moi j’ai faim. Mais Anna se presse maintenant, craint d’être en retard, elle se hâte, saisie. Moins treize tout à l’heure. Du vent.

Rendez-vous sur le Boulevard Morskaya, au numéro 13, au Griboiedov tout à côté de Nevski prospect. Anna trouve facilement le restaurant, hésite un peu, devine les ombres à l’intérieur, les plantes près de la devanture, franchit la porte vitrée. L’éclairage inonde la rue juste devant, sombre par ailleurs. C’est sans manières, classique russe, pourtant on lui a parlé d’un restaurant français. C’est bien pour Anna heureusement surprise mais un peu intimidée par ces trois hommes en costumes, qui l’attendent installés autour d’une table ronde, vodka bue, déjà. Elle reconnaît Michel qui la salue d’un geste, l’invite à prendre place parmi eux et se lève aussitôt. Elle s’excuse d’être en retard, salue, sourire timide et baisse un peu la tête. Ce n’est rien.

Tu rentres seul à l’hôtel, tu glisses tout le temps, ce soir. Tu as peur de tomber sans Anna. Ou alors c’est le gel qui est particulier ? Tu te dis ronchon, ces trucs on vous dit deux heures et en fait ça dure quatre heures. L’hôtel. La fille complice par rapport à toi et Anna, te reçoit tailleur noir et blanc jupe sage avec qui tu échanges trois mots dans la lumière vive de la réception. C’est comme une grosse bulle de chaleur, cet hôtel. Surabondante. Clef électronique, chambre 21 au premier. Te voilà seul. Enlever le manteau, les gants, les chaussures mouillées, te débarrasser des chaussettes qui collent aux pieds et des sels antigel. La glace apportée fond sur la moquette, se répand en eau. La condensation sur les gants, sur les doigts plissés d’humidité. Les conversations étouffées dans les chambres voisines aussi, te parviennent. Le bruit des tuyaux. La merde des autres, circule souplement. 

Tu retrouves le mobilier de la chambre d’hôtel, notamment le cache en plastique de l’évacuation des eaux, dans la cabine de douche, qui est cassé et que tu essaies toujours de la remettre en place. La série des semelles sèche sur le radiateur et voilà le poste de télévision qu’Anna, portable et chargeur posés à ses côtés sur la tablette de nuit, regarde parfois avec attention, sourcils froncés sur le lit allongée au travers, en pyjama joli. Souvent tu prends ta douche et te parvient le bruit la télé en même temps que l’eau te rentre dans les oreilles. Tu entends ça. Les yeux te piquent un peu. Il y a de la mousse partout. Ça mousse. Vous sentez le shampooing d’hôtel, mon cher B. Comment faire autrement et c’est vrai que le coiffeur de ton village ne t’as pas loupé cette fois. Trop court. Tout est mélangé.

Tu ouvres la fenêtre, et puis une cigarette, encore vautré dans ce lit. De l’air glacé vient sur le visage et c’est bien. Les couleurs de ta vie mijotée en compagnie d’Anna depuis des mois se mélangent vivement aux images de la télévision, dans la petite chambre d’hôtel.

Vous Avez (1) Message
Un message d’Amour
Vous Avez (1) Message
Cliquez ici pour la voir
Vous Avez (1) Message

Ma chère Anna. À quoi tu penses dans ton travail ? À vous, souvent. Mais je ne peux pas dire, et encore moins écrire ça. J’espère que vous n’êtes pas trop fatiguée. Non je lis le livre de Colette, en cachette car j’ai lu tous les livres de Sonia, mais très lentement et ce n’était pas difficile : le livre est caché dans un tiroir de mon bureau et j’ai petite clé sur moi pour ouvrir. Les managers sont partis à Moscou aujourd’hui. Tout est tranquille dans le magasin et c’est la fête, nous blaguons un peu avec les filles, et je peux vous écrire parce que quelqu’un est passé ce matin installer la ligne de l’internet dans le bureau. Il y a beaucoup des mots français que je ne sais pas traduire comme : Esprit de compétition. Concurrence. Marges arrière. Facing. Oui. Et puis je ne sais pas bien si on dit codes-barres, mon cher B, ou codes à barres. Vous savez ? J’ai au moins quinze dictionnaires spécialisés dans le langage du marketing, pour aider, qui aujourd’hui créent l’ambiance autour de moi. J’espère que vous n’avez pas froid. Au contraire, mon cher B, j’ai toujours trop chaud. J’aime bien. Mais dehors il fait très froid glacial et vilain temps, c’est vrai, et la température est descendue d’un coup à moins 17 cette nuit et voilà maintenant le vent souffle en rafales et passe sous les fenêtres de mon appartement que je n’ai pas su calfeutrer. C’est une tempête de neige. J’aime rentrer chez moi quand c’est comme ça parce qu’il fait chaud, il y a la lumière, il y a Olga, il y a ma mère et le chat. Dans la rue, les passants sont comme des ombres et se dépêchent de filer. Mais aujourd’hui Olga avait de la fièvre par les pieds un peu à cause de la salle des cours de danse qui n’était pas chauffée, alors elle n’est pas allée à l’école. C’est le mal de gorge. Je lui donne de la tisane mélangée avec le miel de l’Altaï. Quelle est la couleur du ciel, au-dessus de vous ? Gris, toujours. Et chez vous ? Grise, toujours aussi. À quoi pensez-vous ? Je pense souvent qu’à 30 ans je n’ai pas encore défini ma vie. Je ne sais pas comment la définir. Vous êtes une princesse, Anna. Agacée : je vous annonce mon cher B, que la princesse du supermarché Auchane à Saint-Pet s’attaque maintenant à la liste des fichiers Excel. Dix heures du soir. Non. Ne pleurez pas chère Anna. Tournée vers toi : je ne pleuvrai pas. Seule goutte : une fois : quand vous partirez. C’est mon problème maintenant. J’ai toujours su que je devais rester seule. Quelle est votre couleur préférée. La couleur préférée c’est le jaune, le vert, le orange, le bleu et le marron.

Mais comment s’appelle votre chat ?

Tu replonges dans le souvenir de ces quelques pas silencieux dans la neige, cet après-midi à quatre heures il faisait presque nuit déjà, mais la neige blanchit la lumière, vous savez. Devant le cuirassé aurore, conservé là depuis le début du vingtième siècle. C’est de lui que partit, d’un coup de canon pour la Russie et le monde, le signal de la grande Révolution d’Octobre 17. Sabordé en 1940 au cas où il tomberait entre les pattes allemandes et puis remis en état après la victoire. Aujourd’hui devant vous les marins sur le pont hissaient les couleurs, vous observiez ça immobiles en silence, les matelots, les manœuvres, les gesticulations obscures et militaires, les pas. 15 heures. Trop tard pour la visite. Tu as demandé : vous savez ce que font ces hommes, sur le pont. Anna dit : eux-mêmes ils ne savent pas. Vous avez ri longuement l’un vers l’autre et puis silence enfin. Anna soudain sérieuse : vous savez mon cher B, nous ne savons pas où nous sommes. Et tu la regardais cette fois gravement. Tu ne savais pas si elle parlait de la situation en Russie aujourd'hui. Ou bien de votre relation elle et toi. Et tu la considérais avec tendresse. Elle avait raison. Elle ne se détournait pas de toi un seul instant. Regard au fond du tien braqué toujours vif et droit. Capuche de biais à cause du déport de la tête, œil droit voilé, cils en guérilla, ondulés. Elle regardait intensément, ne comprenais pas pourquoi c’est toi qui l’avais jusque-là, amenée là, jusqu’à trahir, elle, Anna.

Dans la chambre sur le lit, tu envoies ce message vers l’ouest, vers ta famille. Vers Sonia justement. Un message internet. Un peu de fumée envoyée vers tes proches sur le clavier tactile depuis tes doigts. Un soupçon de terreur s’immisce en cours de route. S’insinue dans ta conscience. Tu écris : nous ne savons pas où nous sommes. Réponse dans l’heure, Sonia : il me semble, oui, toi dans cette situation et Anna en général, vous ne savez pas ou vous êtes. Moi, je sais où je suis. Je t’embrasse. Fchhht. Votre message vient d’être envoyé. 

Les films policiers ineptes s’enchaînent sur l’écran interrompus par les bandeaux publicitaires, mais c’est amusant à l’étranger. Exotique. Tu t’endors d’un coup devant l’écran, tout habillé de noir allongé dans le silence neigeux. Les Russes ne sont pas bruyants sauf lorsqu’ils sont ivres et ils sont souvent ivres. Et Anna se moque d’eux, à chaque fois, dans la grande salle de séjour, par des mots très simples et très drôles. Anna décortique les hommes ivres : ça peut durer des heures. Tu deviens Blanche-Neige dans le sommeil. Tu n’es pas encore prisonnier de Stalingrad. Mais à ton insu, les forces malfaisantes du Dragon commencent à s’activer et c’est sur le portable d’Anna qu’elles apparaîtront bientôt, avant de s’emparer de toi bientôt et de tes e-mails. Tu dors profondément tu ne sens pas son souffle brûlant, ses ailes gluantes fondre sur ta personne. Pas encore. Le dragon qui, depuis quelques jours déjà, trotte et s’insinue dans l’esprit d’Anna. Tu ne sais pas. Tu dors encore. Tu ignores. Dragon réactivé toutes voiles dehors. T’entends ? Fichier. Éditer. Égorger. Tout sera happé, aspiré par les canalisations. Il vient. De la fumée sort de ta bouche. Dans ton sommeil. Tu rêves en breton, bigouden. Rien ne sera pardonné. Tout sera oublié.

Ma mère dit que je suis instable. Ma mère dit que je ne suis pas très intelligente.
Ma mère dit que je suis instable. Ma mère dit que je ne suis pas très intelligente.

Son mat, contre la vitre. Réveil. C’est Anna, dehors, qui a lancé soudain une série de boules de neige pour signaler son retour. Poc ! Tu te réveilles d’un bloc. Désert à travers la vitre, regard, personne dehors juste les voitures alignées devant les bâtiments. Il faudra des pelles demain matin pour dégager les autos. La fée magique a disparu. Déjà, elle est dans l’hôtel épousant ses contours, rasant les murs. Elle se faufile anguille et gracieuse toujours. C’est sa manière ordinaire extraordinaire. Retrouvailles. Nouveaux sourires et traces de froid sur elle, sur son nez. Elle dit « Mon cher B », toujours, lorsque tu tournes la poignée dorée puis soudain vous vous révélez enfin l’un l’autre. À chaque fois. Il y a cette façon spéciale quand elle articule ton prénom dans une tendresse infinie et simple et dans un mouvement des poignets, t’enlace. Tu aimes la voir apparaître tableau dans le carré magique de la porte grande ouverte. Cette petite chambre d’hôtel. Anna rêveuse. Toi espion Revolver. Arme discrètement posée dans un tiroir de ta conscience, c’est un mystère aussi. Pour les autres aussi. Ils ne te connaissent pas.

Da ! Kanietchna !

Le froid mordant. Elle est nue et fume une cigarette, maintenant, ton âme. Jamais devant sa mère qui ne veut pas, mais qui fume, elle beaucoup. Anna rit devant la fenêtre ouverte, accoudée, se tient fière et ça claque. Tu vois les paillettes dans les yeux, petits points lumineux qui tournent dans un mouvement parfaitement circulaire et cinétique. Les éclairs brûlants certains instants, tu les devines aussi. Quelques flocons égarés, bienheureux, se déposent sur les épaules blanches et fondent instantanément au creux du dos vers les omoplates ou Anna cache des ailes d’ange blanches depuis toute petite et jalouses de n’être pas dévoilées. Les lèvres d’Anna. Les rideaux longs flottent un peu, avec intelligence, autour d’elle. La coiffure sombre, cuivrée rousse en reflets même si artificiellement colorée ; « en Russie nous voulons être jeunes et belles, dit-elle », comme une algue en masse déployée dans l’eau suivent les mouvements infiniment replay du corps d’Anna, se détachent silencieusement nageuse sur elle comme enduite d’un filet d’huile. Eaux océaniques presque Audierne, maintenant mollement jeunes embrassent sa chair belle de phare dans la nuit, au loin. Comment fait-elle ça ? Tu te poses la question, car tu ne sais pas. Elle est accoudée à la balustrade, sourire toujours, doux, vertige. Visage tourné vers toi allongé sur le lit. Télé allumée encore, seul soleil autour de ses yeux mille petits plis malins. Ils se braquent à présent mystérieusement vers la reproduction fatiguée bleue du tableau de Matisse que vous aviez vu en vrai, ce matin, à l’Hermitage et devant lequel vous échangiez des baisers, parfois. Elle dit : j’ai 300 roubles dans mon sac, mon cher B. Elle va raconter sa soirée au restaurant. Sérieuse maintenant, presque triste. Et ce qui s’est réellement passé, dans ce restaurant.

(à suivre)

À la télévision russe, un soir Anna a vu ça :


samedi 1 octobre 2011

Kirovski Zavod 1



Petrograd, Léningrad ou Saint-Pétersbourg, Anna ne veut pas de ces mots-là et préfère dire Piter, pour désigner la ville de son vieux nom populaire.

Vous êtes loin, tous les deux descendus dans les couloirs du métro de Saint-Pétersbourg, conduits là sous terre par les escaliers roulants qui s’enfoncent de longues minutes, interminables pour quelques jeunes pétersbourgeois qui doublaient et vous bousculaient. Tout vous est égal.

Ils descendront sans fin
Sur les escaliers roulants
Dans le métro aux marbres clairs
Ils descendront sans fin
Jusqu’au creux de la terre.

Vous êtes, oui, loin sous la terre au milieu de la foule, dans la station Kirovski Zavod, superbe, marbrée, éclairée dans le bruit des pas, du murmure de la foule, des allées et venues : un temple à la gloire des ouvriers, mais avoue que là, tu ne penses pas aux ouvriers. Les Pétersbourgeois, comme dans toutes les grandes capitales, se pressent à sept heures du soir dans les longues rues souterraines sérieux, fatigués, soufflent et râlent un peu. 

Mais soudain vous ne bougez plus. T’entends ? Cette sonnerie de téléphone : les carillons du Kremlin, c’est pour Anna, c’est pour elle. Elle s’arrête net. Discrète et répond tête penchée dans un geste qui entraîne en plongée les épaules sur le côté droit et puis tout le corps se redresse doucement, mais la trajectoire est aléatoire, cerveau départi du corps pour répondre. Arrêt sur le blouson qui crisse un peu. Il fait chaud tu ouvres la fermeture éclair, ajuste la sacoche avec tout ton pognon occidental dedans. Il reste de la glace fondue au bout de tes pieds. Flaques d’eau sur le carrelage. Coup d’œil alentour. Attentif. Arrêt. Tu aimerais mieux, dans la même situation, être là où il y a de la neige, dehors là-haut, à la surface, fumer une cigarette par exemple et voir la silhouette noire d’Anna se déplacer en ombre chinoise comme ici, mais sur fond blanc.

Anna qui du regard lève le nez de temps en temps du portable, danse presque du cou attentive à ce qui se passe chez toi, dirait Anna : vous observez les affiches, mon cher B ? Oui. C’est une bonne idée. Oui. C’est bien aussi. Je réponds au téléphone : c’est mon travail qui appelle, mon cher B. Ne vous inquiétez pas. Tu ne t’inquiètes pas. L’affiche avec tes yeux. Les couleurs. Ton manteau est comme une armure, on dirait.

Oui, comme l’autre soir, même situation en haut sur la terre, devant le petit supermarché, près de l'hôtel ou tu as ta chambre, au croisement exactement perpendiculaire des rues Voronejskaïa et Kourskaïa, pour être précis, devant l’entrée du petit supermarché Viestaliok, ou Anna recharge de temps en temps ses cartes pour l’internet et fait ses courses pour 100 roubles. Parce que, dit-elle aussi, 100 roubles ça va, mais 400 roubles elle les sent passer. Mais tu n’es pas sûr d’avoir bien saisi l’histoire d’Anna avec ses quinze cartes.

Oui, Anna s’est arrêtée pour prendre son portable qui s’est mis à vibrer, à cet endroit dans la nuit sous l’éclairage orange basse définition, menton enfoui dans le col de l’anorak noir, écharpe nouée, les yeux mis clos regard tourné vers le sol puis le ciel de ses cils interrogateurs et sérieuse avec la vapeur toujours étonnée qui sort de la bouche en paquets et tu attendais, évidemment attentif aux beaux yeux lisses, verts, qui palpitaient et sans comprendre et d’ailleurs, si tu avais compris ce qu’elle disait ça ne te regardait pas. Et donc. Sous la pluie neigeuse, tu ne faisais rien d’autre qu’attendre planté là avec tout à regarder autour de toi, comme d’habitude ours poil noir sous la capuche ronde et la moumoute qui dépassait en longs cheveux et se déploient synthétiques blonds, martien, mais aussi homme des cavernes ou créature encore une fois objectivement venue de loin. Téléporté sur la planète Russie attendant le vrai froid russe comme récompense. T’entends ? Avec des vrais Russes autour de toi et des femmes en fourrures qui passent, vous croisent, frissonnent de froid et sourient de vous voir ensemble. Tu étais vacant, hagard, presque stupide comme la statue de Lénine croisée cet après-midi (il fait nuit maintenant), sur l’Île Vassilievky, monument de bronze avec sa petite coiffe de neige dessus. Et Anna riait devant lui ; elle te montrait du doigt le grand homme et la petite motte blanche sur sa tête. Quand Anna rit, ça fait toujours des petites rides qui partent en rayons de soleil aux coins extérieurs des yeux et ses pommettes s’arrondissent en ballon, tu as remarqué ça. Jeune irrespect, mais tu riais aussi. C’est évident que tu as adoré te trouver là, enfin, planté dans ce décor couvert de neige dans le froid immobile en compagnie nue d’Anna et de son portable étui décoré rose-orange avec des petits pétales bleus comme s’ils étaient posés sur ses yeux.

Tu as aimé ça, sans limites, et surtout parce que Anna, sans s’en rendre compte, entassait un petit monticule de neige avec ses pieds autour des tiens tout en parlant, sans y penser, machinale, comme on dessine quand on répond au téléphone, l’esprit est ici et ailleurs à la fois. Les voitures russes passaient devant vous, au pas pour ne pas risquer l’embardée sur la couche tassée de neige glacée par endroits, sur la chaussée et de l’autre côté de la rue clignotaient les lumières de l’hôtel avec ta chambre, avec les guirlandes oubliées du réveillon en ces premiers jours de janvier et la neige éclairée bleutée étincelante sur le rebord des fenêtres basses, par les lueurs de l’écran de télévision dans la salle de séjour. La petite chambre de l’hôtel qui s’appelle Alexanderplatz pour être dans le goût allemand. Bruit des autos étouffé par la neige ouatée. Presque silence en fait, surnaturel, la nuit dans Saint-Pétersbourg quand on s’éloigne des boulevards. Du coton. Et puis, Anna chuintant joliment Russe dans le portable, se déplaçant avec la grâce d’une danseuse, encore, sur les bosses de congères accumulées (on ne voit même plus les trottoirs). Ça ne te posait aucun problème d’attendre comme ça sans bouger non vraiment. Tu aurais pu rester là des siècles parce que, je répète : Anna faisait un petit tas de neige autour de toi, autour de tes pieds, comme on dessine. Oui. De la même manière exactement. Construisait une petite citadelle inconsciente, en neige, autour de ces chaussures vernies, de tes chaussures occidentales de la France, et par ailleurs souvent elle se moquait des Français et de leurs belles chaussures en cuir cirées sous la neige, dans le froid boueux. Le mot chaussures, difficile à prononcer pour les lèvres russes. Dans la chambre tout à l’heure elle se moquait : « Avoir les belles chaussiures ! » et ça chasse dans sa voix au niveau des sss. Ça remonte un peu dans les iou et ça glisse, luge finalement en douceur jusqu’à la fin du mot pour finir dur en rr. Tu mettais du cirage marron assis au bord du lit, d’ou viennent les lumières sur la rue maintenant et lustrait avec un mouchoir en papier. Elle t’accusait de coquetterie, toi et tous les Français, avec amusement. Tu voulais juste te présenter à elle bien habillé, disons. Propre, aurait dit ta mère.

Tu ne bougeais pas, tu attendais. En levant les yeux quelques étoiles apparaissaient puis disparaissaient, le ciel se dégageait par moment, donc, pas de brume. On pouvait espérer voir la lune. Pensée immobile aussi. On fait des petits cœurs dans les coins, mais à la russe ici. On a peur de saloper sa pensée par des éléments venus de l’extérieur, objets, inadéquats, qui viendraient parasiter vermine tous ces belles dispositions mentales. Venin explosif que les objets, mines de vie quotidienne et principe de réalité, se chargeront de ramener comme en souvenir acheté de Piter sur la perspective Nevsky quelque temps plus tard. Toi immobile et Anna presque danseuse : c’est ça si j’ai bien compris.

Mais là, je répète encore ; Anna réalisait avec le même soin qu’un enfant, le château de sable au bord de l’eau, un petit monticule de neige tout autour de tes pieds ; le château de neige de ton sacre, mon cher Prince B… avec de la bonne eau glacée là-haut venue des zones archiboréales, du nord du nord, de loin, un bel édifice érigé inconscient autour de toi et direct tombé des nuages. C’était beau de voir ça et ça te faisait vachement plaisir. Elle tournait autour de toi et chaussure presque recouverte tu te demandais sans mentir si elle allait un moment s’arrêter. Parce qu’elle t’aimait, c’est sûr. Elle t’aimait. On dira ce qu’on voudra, mais à ce moment-là elle t’aimait. On va dire qu’elle t’aimait. Parce que ce que si tu réfléchis cinq minutes tu ne savais pas à quoi Anna répondait, ce jour-là, ni à qui elle pensait quand elle réalisait sa sculpture de glace autour de ton pauvre pied droit glacé, maintenant. Pauvre abruti. Tu aurais voulu ne jamais le tirer de là, ton pied et rester sur place pour l’éternité coulé dans du béton. Parce que Anna, mon pauvre ami… mon cœur… même si sans doute jamais quelqu’un ne l’aimera comme toi et même si tu as peur. Et puis. Quoi ? C’est quoi ces beaux draps ? Et puis. C’est quoi ces châteaux imaginaires, ces traces de pas grand-chose dans la neige ? C’est quoi, à vrai dire, cette lumière rêvée de Saint-Pétersbourg se reflétant sur la Néva gelée souvent, c’est évident, sur les canaux d’accord aussi et les monuments éclairés la nuit, mais pas partout et il y a des blocs de glace charriés. Anna c’est tout autre chose que toi. T’entends ? C’est évident. Tout autre chose que toi, bien sûr. Anna est loin. Pourquoi elle faisait ça et pourquoi cet épisode s'est achevé si tristement ? Pose-toi la question. T’entends ? Réellement. Pour dire les choses crûment, je ne voudrais pas te vexer : il s’agissait peut-être de t’enfermer comme le fit l’impératrice Anne dans un palais de glace son bouffon Golitsyne. Non. Tout a fondu. Maintenant que Pétersbourg toute entière a basculé dans ta tête, non pas disparue mais basculé, oui, selon un angle de, disons, 30°. C'est bien ça, Monsieur Spok ?

Mais là, tu es au fond du métro pétersbourgeois avec Anna portable en mains. Tout va bien. Tu es avec Anna. Vous êtes tous les deux ensemble, tout est calme et elle répond au téléphone et c’est tout doux dans ta tête. Vous êtes bien, mais le métro bruyant. La conversation est terminée.

Tu vois maintenant Anna qui glisse le portable dans sa poche, vous êtes ensemble, oui, dans la station Kirovski Zavod à Piter. Anna. T’entends ? Elle se tourne lentement vers toi et tu penses qu’elle va se mettre à pleurer infiniment longtemps tant son joli visage est triste, à présent. Tu sais que la vie est dure en Russie. Mais là… toi tu ne comprends pas ce qui se passe…

(à suivre)