Alors vous remontez par les escaliers roulants. Vous sortez de la station Kirovski Zavod.
C’est Natacha, cadre au supermarché Auchane qui vient de joindre Anna sur son portable : elle doit tout de suite aller travailler. Trois pointures de la boîte vont au restaurant, il y aura un Russe et deux Français. On lui propose d’être traductrice pour le Russe Serguei qui ne comprendrait pas, sinon. C’est important. Le transport en bus sera remboursé: 300 roubles nets. C’est royal. Natacha est gentille avec moi, dit Anna ; elle est originaire de la république de Tuva. Anna vient de la république voisine, de l’Altaï. Deux jours de congé pour deux heures de travail, c’est bien payé.
Elle te raccompagne devant l’hôtel. Elle dit : ne partez pas, mon cher B, surtout ne partez pas. Anna dit qu’elle ne veut pas aller travailler. Tu la vois s’en aller dans la nuit, jean et blouson, noire silhouette, disparaître d’un coup, mystère, derrière les congères du jardin public. Il neige fort, ça colle, c’est humide, mais pas de verglas. Elle marche. Elle pleure doucement en évitant la glace qui tombe des toits, parfois et resserre un peu son écharpe. Anna marche vite, vite. Vole dans les rues gelées. Elle dit : je peux courir très vite mon cher B. Elle évite de prendre le bus pour économiser les 300 roubles qui seront dépensés avec toi dans un petit bar sombre plus tard, un autre jour devant des verres de vodka, pas beaucoup, un ou deux. Oui. Je peux vous prendre une cigarette ? Oui bien sûr. Je peux m’asseoir à côté de vous ? Vous voulez boire une vodka ? Il n’y a que des alcooliques ici : regardez ceux-là. Ils parlent des filles. C’est bon pour le ventre, la vodka, quand il fait froid sec et pour la digestion : ça réchauffe un peu. Moi quand je suis saoule, c’est pas souvent, je dis des bêtises toute la nuit et je chante. La patronne du bar à l’air gentille, vous ne trouvez pas ? Et bête un peu aussi. Je vais demander si elle peut servir du bortsch. Vous n’avez pas faim : moi j’ai faim. Mais Anna se presse maintenant, craint d’être en retard, elle se hâte, saisie. Moins treize tout à l’heure. Du vent.
Rendez-vous sur le Boulevard Morskaya, au numéro 13, au Griboiedov tout à côté de Nevski prospect. Anna trouve facilement le restaurant, hésite un peu, devine les ombres à l’intérieur, les plantes près de la devanture, franchit la porte vitrée. L’éclairage inonde la rue juste devant, sombre par ailleurs. C’est sans manières, classique russe, pourtant on lui a parlé d’un restaurant français. C’est bien pour Anna heureusement surprise mais un peu intimidée par ces trois hommes en costumes, qui l’attendent installés autour d’une table ronde, vodka bue, déjà. Elle reconnaît Michel qui la salue d’un geste, l’invite à prendre place parmi eux et se lève aussitôt. Elle s’excuse d’être en retard, salue, sourire timide et baisse un peu la tête. Ce n’est rien.
Tu rentres seul à l’hôtel, tu glisses tout le temps, ce soir. Tu as peur de tomber sans Anna. Ou alors c’est le gel qui est particulier ? Tu te dis ronchon, ces trucs on vous dit deux heures et en fait ça dure quatre heures. L’hôtel. La fille complice par rapport à toi et Anna, te reçoit tailleur noir et blanc jupe sage avec qui tu échanges trois mots dans la lumière vive de la réception. C’est comme une grosse bulle de chaleur, cet hôtel. Surabondante. Clef électronique, chambre 21 au premier. Te voilà seul. Enlever le manteau, les gants, les chaussures mouillées, te débarrasser des chaussettes qui collent aux pieds et des sels antigel. La glace apportée fond sur la moquette, se répand en eau. La condensation sur les gants, sur les doigts plissés d’humidité. Les conversations étouffées dans les chambres voisines aussi, te parviennent. Le bruit des tuyaux. La merde des autres, circule souplement.
Tu retrouves le mobilier de la chambre d’hôtel, notamment le cache en plastique de l’évacuation des eaux, dans la cabine de douche, qui est cassé et que tu essaies toujours de la remettre en place. La série des semelles sèche sur le radiateur et voilà le poste de télévision qu’Anna, portable et chargeur posés à ses côtés sur la tablette de nuit, regarde parfois avec attention, sourcils froncés sur le lit allongée au travers, en pyjama joli. Souvent tu prends ta douche et te parvient le bruit la télé en même temps que l’eau te rentre dans les oreilles. Tu entends ça. Les yeux te piquent un peu. Il y a de la mousse partout. Ça mousse. Vous sentez le shampooing d’hôtel, mon cher B. Comment faire autrement et c’est vrai que le coiffeur de ton village ne t’as pas loupé cette fois. Trop court. Tout est mélangé.
Tu ouvres la fenêtre, et puis une cigarette, encore vautré dans ce lit. De l’air glacé vient sur le visage et c’est bien. Les couleurs de ta vie mijotée en compagnie d’Anna depuis des mois se mélangent vivement aux images de la télévision, dans la petite chambre d’hôtel.
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Ma chère Anna. À quoi tu penses dans ton travail ? À vous, souvent. Mais je ne peux pas dire, et encore moins écrire ça. J’espère que vous n’êtes pas trop fatiguée. Non je lis le livre de Colette, en cachette car j’ai lu tous les livres de Sonia, mais très lentement et ce n’était pas difficile : le livre est caché dans un tiroir de mon bureau et j’ai petite clé sur moi pour ouvrir. Les managers sont partis à Moscou aujourd’hui. Tout est tranquille dans le magasin et c’est la fête, nous blaguons un peu avec les filles, et je peux vous écrire parce que quelqu’un est passé ce matin installer la ligne de l’internet dans le bureau. Il y a beaucoup des mots français que je ne sais pas traduire comme : Esprit de compétition. Concurrence. Marges arrière. Facing. Oui. Et puis je ne sais pas bien si on dit codes-barres, mon cher B, ou codes à barres. Vous savez ? J’ai au moins quinze dictionnaires spécialisés dans le langage du marketing, pour aider, qui aujourd’hui créent l’ambiance autour de moi. J’espère que vous n’avez pas froid. Au contraire, mon cher B, j’ai toujours trop chaud. J’aime bien. Mais dehors il fait très froid glacial et vilain temps, c’est vrai, et la température est descendue d’un coup à moins 17 cette nuit et voilà maintenant le vent souffle en rafales et passe sous les fenêtres de mon appartement que je n’ai pas su calfeutrer. C’est une tempête de neige. J’aime rentrer chez moi quand c’est comme ça parce qu’il fait chaud, il y a la lumière, il y a Olga, il y a ma mère et le chat. Dans la rue, les passants sont comme des ombres et se dépêchent de filer. Mais aujourd’hui Olga avait de la fièvre par les pieds un peu à cause de la salle des cours de danse qui n’était pas chauffée, alors elle n’est pas allée à l’école. C’est le mal de gorge. Je lui donne de la tisane mélangée avec le miel de l’Altaï. Quelle est la couleur du ciel, au-dessus de vous ? Gris, toujours. Et chez vous ? Grise, toujours aussi. À quoi pensez-vous ? Je pense souvent qu’à 30 ans je n’ai pas encore défini ma vie. Je ne sais pas comment la définir. Vous êtes une princesse, Anna. Agacée : je vous annonce mon cher B, que la princesse du supermarché Auchane à Saint-Pet s’attaque maintenant à la liste des fichiers Excel. Dix heures du soir. Non. Ne pleurez pas chère Anna. Tournée vers toi : je ne pleuvrai pas. Seule goutte : une fois : quand vous partirez. C’est mon problème maintenant. J’ai toujours su que je devais rester seule. Quelle est votre couleur préférée. La couleur préférée c’est le jaune, le vert, le orange, le bleu et le marron.
Mais comment s’appelle votre chat ?
Tu replonges dans le souvenir de ces quelques pas silencieux dans la neige, cet après-midi à quatre heures il faisait presque nuit déjà, mais la neige blanchit la lumière, vous savez. Devant le cuirassé aurore, conservé là depuis le début du vingtième siècle. C’est de lui que partit, d’un coup de canon pour la Russie et le monde, le signal de la grande Révolution d’Octobre 17. Sabordé en 1940 au cas où il tomberait entre les pattes allemandes et puis remis en état après la victoire. Aujourd’hui devant vous les marins sur le pont hissaient les couleurs, vous observiez ça immobiles en silence, les matelots, les manœuvres, les gesticulations obscures et militaires, les pas. 15 heures. Trop tard pour la visite. Tu as demandé : vous savez ce que font ces hommes, sur le pont. Anna dit : eux-mêmes ils ne savent pas. Vous avez ri longuement l’un vers l’autre et puis silence enfin. Anna soudain sérieuse : vous savez mon cher B, nous ne savons pas où nous sommes. Et tu la regardais cette fois gravement. Tu ne savais pas si elle parlait de la situation en Russie aujourd'hui. Ou bien de votre relation elle et toi. Et tu la considérais avec tendresse. Elle avait raison. Elle ne se détournait pas de toi un seul instant. Regard au fond du tien braqué toujours vif et droit. Capuche de biais à cause du déport de la tête, œil droit voilé, cils en guérilla, ondulés. Elle regardait intensément, ne comprenais pas pourquoi c’est toi qui l’avais jusque-là, amenée là, jusqu’à trahir, elle, Anna.
Dans la chambre sur le lit, tu envoies ce message vers l’ouest, vers ta famille. Vers Sonia justement. Un message internet. Un peu de fumée envoyée vers tes proches sur le clavier tactile depuis tes doigts. Un soupçon de terreur s’immisce en cours de route. S’insinue dans ta conscience. Tu écris : nous ne savons pas où nous sommes. Réponse dans l’heure, Sonia : il me semble, oui, toi dans cette situation et Anna en général, vous ne savez pas ou vous êtes. Moi, je sais où je suis. Je t’embrasse. Fchhht. Votre message vient d’être envoyé.
Les films policiers ineptes s’enchaînent sur l’écran interrompus par les bandeaux publicitaires, mais c’est amusant à l’étranger. Exotique. Tu t’endors d’un coup devant l’écran, tout habillé de noir allongé dans le silence neigeux. Les Russes ne sont pas bruyants sauf lorsqu’ils sont ivres et ils sont souvent ivres. Et Anna se moque d’eux, à chaque fois, dans la grande salle de séjour, par des mots très simples et très drôles. Anna décortique les hommes ivres : ça peut durer des heures. Tu deviens Blanche-Neige dans le sommeil. Tu n’es pas encore prisonnier de Stalingrad. Mais à ton insu, les forces malfaisantes du Dragon commencent à s’activer et c’est sur le portable d’Anna qu’elles apparaîtront bientôt, avant de s’emparer de toi bientôt et de tes e-mails. Tu dors profondément tu ne sens pas son souffle brûlant, ses ailes gluantes fondre sur ta personne. Pas encore. Le dragon qui, depuis quelques jours déjà, trotte et s’insinue dans l’esprit d’Anna. Tu ne sais pas. Tu dors encore. Tu ignores. Dragon réactivé toutes voiles dehors. T’entends ? Fichier. Éditer. Égorger. Tout sera happé, aspiré par les canalisations. Il vient. De la fumée sort de ta bouche. Dans ton sommeil. Tu rêves en breton, bigouden. Rien ne sera pardonné. Tout sera oublié.
Ma mère dit que je suis instable. Ma mère dit que je ne suis pas très intelligente.
Ma mère dit que je suis instable. Ma mère dit que je ne suis pas très intelligente.
Son mat, contre la vitre. Réveil. C’est Anna, dehors, qui a lancé soudain une série de boules de neige pour signaler son retour. Poc ! Tu te réveilles d’un bloc. Désert à travers la vitre, regard, personne dehors juste les voitures alignées devant les bâtiments. Il faudra des pelles demain matin pour dégager les autos. La fée magique a disparu. Déjà, elle est dans l’hôtel épousant ses contours, rasant les murs. Elle se faufile anguille et gracieuse toujours. C’est sa manière ordinaire extraordinaire. Retrouvailles. Nouveaux sourires et traces de froid sur elle, sur son nez. Elle dit « Mon cher B », toujours, lorsque tu tournes la poignée dorée puis soudain vous vous révélez enfin l’un l’autre. À chaque fois. Il y a cette façon spéciale quand elle articule ton prénom dans une tendresse infinie et simple et dans un mouvement des poignets, t’enlace. Tu aimes la voir apparaître tableau dans le carré magique de la porte grande ouverte. Cette petite chambre d’hôtel. Anna rêveuse. Toi espion Revolver. Arme discrètement posée dans un tiroir de ta conscience, c’est un mystère aussi. Pour les autres aussi. Ils ne te connaissent pas.
Da ! Kanietchna !
Le froid mordant. Elle est nue et fume une cigarette, maintenant, ton âme. Jamais devant sa mère qui ne veut pas, mais qui fume, elle beaucoup. Anna rit devant la fenêtre ouverte, accoudée, se tient fière et ça claque. Tu vois les paillettes dans les yeux, petits points lumineux qui tournent dans un mouvement parfaitement circulaire et cinétique. Les éclairs brûlants certains instants, tu les devines aussi. Quelques flocons égarés, bienheureux, se déposent sur les épaules blanches et fondent instantanément au creux du dos vers les omoplates ou Anna cache des ailes d’ange blanches depuis toute petite et jalouses de n’être pas dévoilées. Les lèvres d’Anna. Les rideaux longs flottent un peu, avec intelligence, autour d’elle. La coiffure sombre, cuivrée rousse en reflets même si artificiellement colorée ; « en Russie nous voulons être jeunes et belles, dit-elle », comme une algue en masse déployée dans l’eau suivent les mouvements infiniment replay du corps d’Anna, se détachent silencieusement nageuse sur elle comme enduite d’un filet d’huile. Eaux océaniques presque Audierne, maintenant mollement jeunes embrassent sa chair belle de phare dans la nuit, au loin. Comment fait-elle ça ? Tu te poses la question, car tu ne sais pas. Elle est accoudée à la balustrade, sourire toujours, doux, vertige. Visage tourné vers toi allongé sur le lit. Télé allumée encore, seul soleil autour de ses yeux mille petits plis malins. Ils se braquent à présent mystérieusement vers la reproduction fatiguée bleue du tableau de Matisse que vous aviez vu en vrai, ce matin, à l’Hermitage et devant lequel vous échangiez des baisers, parfois. Elle dit : j’ai 300 roubles dans mon sac, mon cher B. Elle va raconter sa soirée au restaurant. Sérieuse maintenant, presque triste. Et ce qui s’est réellement passé, dans ce restaurant.
(à suivre)
(à suivre)
À la télévision russe, un soir Anna a vu ça :