mercredi 8 février 2012

Maternité



Si par hasard après l’école, elle rencontrait le cadavre d’un chat mort au milieu de la route, elle disait : c’est de la faute à Gorbatchev s’il y a tous ces chats morts en Russie. Ses parents riaient. Une autre fois, elle t’explique comment elle est devenue « pionnier », passage collectif obligé pour tous les enfants soviétiques. Mais six mois seulement, dit-elle. Elle rit. Parce que six mois plus tard l’U.R.S.S n’existait plus. À cette époque, un jour, au sein même de tes études dans une école d’art, à peine distrait pourtant d’habitude par le bruit du monde et occupé de tes pinceaux, tu écrivais cette phrase incroyable dans ton carnet d’étudiant : L’U.R.S.S n’existe plus !

Que de peurs pour toi, pour vous gens de l’Ouest dans ces années 80. Gens élevés dans la peur, pétris de culture américaine et d’apocalypses nucléaires. Effrayante Sainte Russie lointaine, froide, enneigée. Effondrée du jour au lendemain comme un château de cartes. Pays cassé maintenant, fondu. Vous autres : élevés dans la peur de tout même et surtout encore aujourd’hui. Et c’est vrai que cette image de la peur, cette neige qui fait mal aux yeux comme du gros sel, « derrière le rideau de fer » que se passait-t’il ? L’image de la peur, le projet Guerre des Étoiles, ne coïncidait pas vraiment avec ce que tu as en face de toi, le regard doux, infiniment profond d’Anna qui a examiné tes mains, tout à l’heure dans la chambre d’hôtel, tes mains passées au peigne fin, scruté et retourné dans leur moindre ridule, comme on dirait d’un plat mijotant sur le feu, les yeux clignotants et les longs cils interrogateurs posés dessus, toi allongé en travers sur le lit. Chien de fusil ? Espace insécable.

Ailleurs, dehors, les beaux cils sur toi maintenant, infiniment doux et bienveillants tu as déjà fumé ta première cigarette de la journée. L’humeur est bonne, dans le bar. Les beaux cils ont dit vrai. Ne peuvent pas mentir et te renvoient une flatteuse image. Dos droit sur la banquette, elle dit comment autrefois elle écoutait ses parents dans le petit appartement parler politique, poésie, évoquer les problèmes en Russie. Elle ne disait rien pendant ce temps d’interminables échanges soviétiques, écoutait, tard le soir, la neige tombant oblique derrière la vitre. Jeu de son regard à elle dérivant au cours des conversations sur les tranches, milliers de livres dans la bibliothèque ; elle lisait, ne comprenait pas tout. Balayant les arrangements crénelés. Mystères. Anna était une enfant, adorable sans doute et soudain tu as la vision d’Anna petite, comprenant la langue des chats morts trouvés sur la route au retour de l’école, compatissante. Toujours. La littérature pour Maman spécialiste de littérature russe. Papa professeur de littérature étrangère, tous deux à l’université de Gorno Altaisk, petite ville perdue dans la Sibérie (Ouest-sud) ou elle est repartie vivre l’esprit chagrin après ton retour comme un voleur à toi en France, aux confins du Kazakhstan, de la Chine, de la Mongolie. Un trou.

Elle dit comment son père un jour a quitté sa famille pour sa mère du jour au lendemain. Prévenante ; « vous ne devez pas faire pareil, mon cher B, faire ce que mon père à fait pour ma mère ». Un matin, à seize ans, elle quittait l’appartement familial. Une fugue ?

Alors tu ne dis rien. Tu ne réponds pas. Tu minimises. Il ne fallait pas. Il fallait l’interroger, au contraire. Creuser. Elle attend ça ! Bon Dieu tu vois tout rétrospectivement. Tu travailles à te rendre voyant. Trop tard. Les yeux troublés infiniment pourtant rêveurs devant toi quand elle observait l’océan devant la plage d’Audierne, tout attentivement et les algues aussi, les méduses, plage ou tout commence et se fini parce que pour toi, nous le verrons, tout commence et se finit sur la plage d’Audierne, à droite du môle exactement, tout le long jusqu’aux rochers et que tu disais, ce n’est pas tout à fait vrai, que l’Amérique se trouvait infiniment exactement loin derrière et souvent tu va nager là l’été, en combinaison et tu crois encore aujourd’hui l’apercevoir en sirène, comme un appel au milieu de l’océan parmi les algues, les flux de poissons argentés minuscules. Elle rit. Tu es très gentil avec les femmes que tu aimes.

L’océan est un grand corps vivant. Un cerveau. Une forme de vie, d’intelligence en soi toute seule.

Tu dis ce n’est pas grave. Ça arrive. Ça t’arrange bien de penser ça à ce moment-là, au moment du petit déjeuner, perdu dans les yeux verts et limpides d’Anna, dans tes rêves encore chauds avec elle et pas seulement les rêves, virgule, ils vous conduisirent loin de la nuit passée auprès d’elle et maintenant, virgule, tout en mastiquant soigneusement tes blinis, en buvant le jus d’orange, en reprenant du café pour la troisième fois, en te servant largement entre parenthèses comme si tu étais un touriste américain disant spaciba, mais avec l’accent de France. T’entends ? Tu reprendrais bien un peu de charcuterie. Elle t’y invite. Tu ne comprends pas, et maintenant c’est un peu tard, bien sûr. Non tu ne comprendras pas. Anna pourtant veut te raconter son histoire ; pourquoi elle est partie à seize ans de chez elle pour errer longtemps à travers la Russie ? Une gamine de seize ans à travers la Russie !

Cette Russie-là même qui encore aujourd’hui vous fait si peur, vous tous du premier jusqu’au dernier de la moelle épinière jusqu’à la pointe des pieds. Ne niez pas ! Hérisser les cheveux sur les têtes françaises ou allemandes en particulier sans conscience quand vous faites l’effort de penser à ce pays, ou quand par hasard il se met en travers de votre route, parvient dans votre gorge, dans la conversation, aux informations sous forme de maffia russe, de mariages gris, de Poutines, de prostituées, de retraites et autres purges. Et puis aussi les espaces infinis Bérézinas parcourues par la pleine lune, les wagons plombés, au mieux poésie sur une forêt de bouleaux enneigée, la nuit comme dans un tableau de Chagall avec quelqu’un qui joue du violon. Quelqu’un dans un coin, qui danse et qui joue.

Tu ne comprends pas qu’elle veut t’expliquer, ce faisant, ce qui déconne chez elle. Et te dire ses impossibilités, ses craintes. T’avertir cœur ouvert. Mais tu n’écoutes pas ? Bougre d’animal. Tu ne veux pas entendre à ce moment-là. Tu verrouilles complètement fermé ce matin-là, les yeux comme le reste. Tu dis ; ce n’est pas grave. C’est du passé et ça arrive souvent aux ados occidentaux, de fuguer. Que même tu trouves ça normal et tu es étonné que ça n’arrive pas plus souvent chez toi, cet esprit de révolte comme un passage initiatique. Que tu regrettes maintenant en te curant les dents, en demandant ou sont les toilettes aussi de n’avoir pas fait ça toi-même peut-être. Tu as toujours un peu mal aux oreilles depuis l’avion. Comme ça ne marche pas, que son message ne passe pas, elle saute directement à la fin ; c’est ma mère qui m’a retrouvé, elle a deviné où j’étais. Elle me sent. Je dis tout à ma mère. C’est trop tard pour toi.

Ton problème, c’est que tu as toujours été trop paresseux.

L’un de mes cousins passe son temps en prison. Il est fou, je pense, mon cher B. Il faut dire qu’un jour, je ne sais pas s’il était en prison, sa femme ivre morte a jeté son enfant du haut d’un pont. Elle ne s’est pas suicidée après. Elle parle. Elle sourit très doucement. Et aussi comment son mari la battait en la tirant par les cheveux. Comment Anna tentait de fuir, un jour, au milieu de nulle part avec son enfant dans les bras, attendant un taxi que son mari arrivé in extremis décommandait au dernier moment. Repartez ! Comment elle tombait gravement malade à la maternité parce que la vitre de la fenêtre était cassée et qu’il faisait moins trente dehors. Sourire doux de Madone, Bellini, elle explique aussi comment pour fêter l’arrivée, l’heureux événement, la naissance de la petite fille, son mari et ses amis passaient la nuit avec des putes, se saoulant.

Ton cœur se serre quand il pense à ça. C’est un peu tard, je trouve. Tu comprends. Pas la peine de préciser. T’entends ? Tu enduis tout d’une épaisse couche de gesso. Tu t’apprêtes à peindre son portrait. Le tableau. Ce n’est pas la solution ni des manières de faire. C’est une femme, pas un mystère ni un tableau.