lundi 26 septembre 2011

C'est l'heure.



À neuf heures pile du matin Michel apparaît soudain immobile dans l’encadré noir de la porte d’entrée du personnel et vous appelle : au travail ! C’est l’heure !

Vous tournez le cou tous les quatre comme une volée de moineaux surpris buvant dans les flaques. Vous êtes de l’autre côté du parking et la tête de Michel, là-bas, n’est qu’un gros point imprécis épinglé fixe devant le magasin. Une figure encore floue privée de face et de regard : pas besoin de plus. Chacun de vous connaît par cœur ces yeux gris d’huître, portés sur vous antipathiques et sur Cyrille en particulier, depuis le début jusqu’à la fin du jour.

Vous avancez deux par deux vers le magasin, lentement. Échange entre vous d’œillades ironiques destinées à Michel. Vos silhouettes sont de grandes ombres franches découpées, orientées ouest sur la surface granuleuse du parking. Elles tremblent un peu au rythme des pas, ces ombres dans le dos : vous ne les voyez pas. Les moteurs encore chauds sous les capots de vos autos émettent de temps à autre des petits clics dans la fraîcheur matinale. Vous ne les entendez pas.

Râleur, toujours, Cyrille veut finir sa cigarette, tabac à rouler sorti de la poche au dernier moment. Il dit ça tous les jours. Cyrille ne veut pas gaspiller du bon tabac comme ça. Il va vite, il a du mal à rouler, les doigts gourds, sans doute à cause de la fraîcheur matinale. Il tachera de finir comme à chaque fois son clope à l’instant T de franchir la porte devant Michel.

Voilà la bouche de travers de Cyrille qui dit, t’as vu comment il nous parle ? T’entends ? Mâchoires serrées. Stéphane rit. Un merle chargé de brindilles passe au-dessus de vous à toutes blindes et disparaît dans le bosquet voisin. Derrière Michel, dans la pénombre, passent et s’agitent depuis l’aurore les employés, taches jaunes et rouges des tee-shirts aperçues valsant derrière le chef, qui glissent déjà en silence comme des patineurs dans le gris intériorisé et universel du travail, de la journée qui commence et jettent vers vous des regards furtifs : pas encore au boulot ? Tous portent des cartons, s’inquiètent des livraisons, des commandes qui traînent depuis la veille et ne sont pas arrivées. C’est l’heure de quoi, déjà ? Rappelle-moi ? T’entends ? Ça doit venir quand ? À quelle heure ?

Vous croisez le grand container en acier bleu poubelle et apparaît enfin complétée la face cireuse de Michel, bras croisés et chemise verte playmobil maintenant. Hugh ! Vous vous sentez vu. Aucune pensée n’encombre vos esprits. T’entends le merle qui chante à présent ? Les yeux Michel sont fixés sur le jean dégueulasse de Cyrille comme s’il se promenait en string et le suivent comme un chat, sa proie. Alors Cyrille jette d’un bras son mégot devant l’entrée du magasin, nerveux devant Michel. Il ne dit jamais rien, Michel, pas bonjour ni rien et vous emboîte le pas simplement fermant la porte après que tu sois passé le dernier sans saluer.

Cyrille est un grand oiseau maigre, mais aussi un peu raton, dégage quelque chose de gris-noir comme on dirait d’un tabac ancien. Jean lacéré au niveau des genoux parce que Kurt Cobain a existé et tee-shirt heavy metal maculé de taches. Il vit dans la petite barre des H.L.M. à un kilomètre vers le centre-ville. Laineux poilu sur les bras, épaules rentrées, dos courbé et nuque qui forme un angle à la courbure des cervicales avec la tête qui dodeline un peu comme s’il dansait quand simplement il marche, ou comme s’il avait de la musique dans les oreilles. Ordinairement mal rasé avec quelque chose d’enfumé ; on le dirait photographié par Nadar. Regard qui balaie en boucle d’un bord à l’autre du champ de vision. Timide, mais solide et fort en dépit de sa maigreur. Sueur abondante et donc odeur de Cyrille qui rend pénible le travail à ses côtés. Le corps de Cyrille est voûté comme hésitant tout entier en point d’interrogation et quand il tend le bras pour indiquer quelque chose, un produit, une marque, poser une question tu crois toujours que Cyrille va tomber en avant. Cheveux noirs gras, longs à présent clairsemés à 35 ans sur le dessus du crâne, parfois ceux qui sont laissés longs et compensent à l’arrière sont rassemblés en queue de cheval. Triangle de poils noirs au creux du menton. C’est Cyrille avec, de temps en temps, quelque chose de très drôle à dire et un grand sourire illumine soudain son visage enfantin. Il porte alors au coin des yeux une lueur abondante qui pétille, se dégage du corps mou d’un coup sec, contraste, éclaire. Vous riez tous.

Tu observes aussi que Cyrille range et trouve toujours les articles avant toi. Cyrille juste très absent du monde, en apparence. Cyrille lunaire et observateur mine de rien : voilà, c’est la tête de Turc de Michel depuis le début. Cyrille met en rayon les bâtonnets d’encens, accroupi, lunaire : « Ça va pas assez vite, là ! » Michel approche de Cyrille doucement par-derrière et lui a versé ça à deux centimètres dans l’oreille droite. J’aurais pas aimé, dit Stéphane, mains sur les hanches.

Stéphane, curieux, interrogateur : ça fait longtemps que tu bosses en intérim ? Rhinocéros blond aux cheveux courts et joufflu, presque 40 ans maintenant, géant souriant et fort, toujours enjoué, vif, comprimé dans un pull bizarre à motif zébré. Blue-jean bleu délavé, feu de plancher, baskets (il n’aime pas les chaussures de sécurité). Stéphane, célibataire propret, genre un peu curieux chez les intérimaires et range toujours avec minutie sa veste dans la petite armoire métallique en observant bien les plis, surtout le col pour ne pas froisser. Tu perçois souvent sa respiration près de toi, à quelques mètres de toi, à trois heures de l’après-midi quand tu ranges les sels de bain sur de petites étagères, Stéphane est de l’autre côté de la gondole et s’occupe des bougies. Tu ne le vois pas. Tu entends juste son souffle, gratter imperceptiblement derrière, rythmant le travail comme le tic tac d’une pendule.

Stéphane footballeur tacleur aux cheveux taillés courts, sans gel, en brosse le dimanche crampons sur les stades boueux du secteur. En semaine les entraînements autour du stade municipal et après retour au Centre-bourg ou il réside ordinairement seul sans aventure dans un petit appartement blanc, bien tenu, avec une télé géante dedans achetée récemment et le son est à fond en permanence. Il y a son chat, aussi et la maman de Stéphane qui vient de temps en temps depuis Audierne.

Stéphane jette loin devant lui des mains ouvertes en battoirs, quand il se déplace dans le magasin, angle à 45 degrés des poignets paumes ouvertes au monde et les genoux intranquilles pendant ce temps se promènent un peu désaxés, libres balanciers irréguliers qui tanguent et dribblent. Il vous rentre dedans au travail quand il perd le contrôle de sa masse qui se déporte par inertie, comme un pétrolier au milieu de l’Atlantique, ou quand il réfléchit mains sur l’arrondi du menton sans s’arrêter, regard aux cieux, c’est agaçant. Tu peux pas faire gaffe à tes gestes ? Il vient au travail avec sa bouteille d’eau minérale perso. Elle suit partout, mais se retrouve aussi égarée régulièrement dans les rayons au fil de la journée et les employés disent, tiens c’est la bouteille de Steph, tu peux pas lui ramener ?

Stéphane se prépare un sandwich le midi, avalé seul à Tréboul, pain baguette maquereau-vin blanc, seul toujours sur un banc devant le port de plaisance au soleil, avec un coca jeté par-dessus pour faire descendre, acheté dans la baraque à frites. Pas de resto, c’est trop cher. Stéphane assez solitaire, en fait.

Le matin, il enlève son tee-shirt, et tu vois Stéphane torse nu blancs bourrelets visibles au grand jour. Il enfile une ceinture lombaire devant vous, penché sur le capot de sa voiture, concentré comme un boulanger pétrissant la pâte. Il dit qu’il ne veut pas s’habituer à cette ceinture alors il ne la porte qu’un jour sur deux quitte à souffrir un peu. Stéphane, rebelle bricoleur soft pas prétentieux pour deux sous, occupé de sa Peugeot, amoureux d’elle sûrement et c’est pour la vie : une auto antique semblable à celles des gendarmes dans les années 80 (peugeot 305, je crois), enduite cet hiver d’une couche généreuse de noir glycérophtalique. Le coffre encombré d’outils, de machines, de trocs, d’objets en vrac et de rechanges, de cordages en nylon bleu-vert effilés, de joints en caoutchouc, de seaux plombeux, de rustines, de bois flotté et de pièces mécaniques encalminées que tu ne sais pas identifier correctement. Stéphane pas vantard, pas frimeur c’est bien, évoque souvent avec nostalgie son vélomoteur d’adolescent et les pompes à essence pour moteurs deux-temps ainsi que le tuyau sur lequel il fallait tirer pour faire sortir les dernières gouttes de mélange huile/essence. Il y avait là presque la moitié du réservoir, selon Stéphane, qui restait. Et beaucoup de gens ignoraient ça. Tu as déjà entendu cette histoire des milliards de fois.

Stéphane est un bon camarade, sauf certains lundi ou Stéphane amoureux des troisièmes mi-temps arrive chez Glifor avec une gueule de bois en plomb et qu’il est chargé de mauvaise humeur, nuages noirs, orages éclatants imprévisibles pour la journée, ronchon c’est à n’y pas croire.

Jean-Marc, petit et fort, habillé de noir intégral. Pendant la pause il se tient à quelques pas de vous et regard vissé au portable, il se mêle le moins possible aux conversations, vraiment comme s’il en avait rien à foutre du monde. Jean-Marc fait jouer ses doigts sur l’écran tactile de son smartphone, tête baissée. Immobile aussi. Vous ne savez rien de lui.

Quand il déboule au matin sur le parking, tu sens que Jean-Marc éprouve de la joie à laisser s’ébrouer l’auto blanche, une jolie BMW avec des sièges en cuir noir. Il arrive en dernier, les pneus crissent toujours, et tes collègues observent alors un grand silence. Stéphane fronce les sourcils et Cyrille dit : je suis sûr que c’est même pas sa bagnole. Ils pensent que Jean-Marc est du côté de Michel et ils font gaffe, sérieux, à ce qu’ils disent en sa présence.

mercredi 21 septembre 2011

Clochette



Il fait chaud. L’après-midi de travail démarre dans la chaleur inattendue d’avril. Journée postée en avant-garde estivale. C’est comme ça depuis deux semaines et ça pourrait durer tout l’été, disent les marins.

Alors c’est dur de se retrouver seul et sans directive, petit homme, dans ce container lourd métal bleu roi grand, mobile, qu’un camion à l’aurore vient déposer là sur l’asphalte, lourde manœuvre avec la grue et qu’un autre camion vient reprendre le soir. Baleine échouée sur le parking, juste devant la réserve, se refermant d’une lourde porte avec des gonds épais comme les poignets, sans verrou. Pas les tiens, ceux d’Anna, par exemple. Ajout constructiviste tout métal sur le parking vide et beau que le soleil inonde. Rectangle bleu sur fond noir. Vous savez. Tout solide, tout crochets, tout rivets. Bloc bleu : la benne aux cartons, cuirassée. Poubelle en fait.

On t’a dit de fouiller et de trouver là-dedans des cartons assez grands pour trier la marchandise qu’on enlève des étagères. Monter une palette pour celle qui ne retourne pas en magasin et une autre pour celle qui y retourne. Les cartons dans le container ne conviennent jamais, trop petits ou trop grands, abîmés, déchirés. Ils sont dépliés empilés au fond de la caisse et tu glisses souvent à cause de ça. Il faut les reconstituer avec un cutter et du scotch. Couper. Séparer. Jeter. Couper. Séparer. Jeter. Demain matin, c’est sûr, tu viendras avec ton cutter perso parce que Michel n’en donne pas. Débrouille-toi.

Dehors, hors métal, le soleil inonde partout presque trop chaud. Tu rêves de nuages maintenant, bigouden. Quelques bouteilles de bière vides traînent à l’angle du bardage : assez pour crever des pneus : 1664. C’est n’importe quoi. Des jeunes, sans doute, le dimanche matin en retour de piste, passent ici bourrés comme des coings.

Aller à la plage, dit Stéphane. Tu rêves toi. Je boirais bien une petite bière, dit encore Stéphane, surpris par ton regard sur les bouteilles vides, un léger moment d’absence.

Tout à l’heure, vous êtes allés ensemble jeter dans ce même container de superbes plaques de verre épais par piles de dix ou douze superposées en équilibre instable sur le transpalette. Toute la verrerie jetée dans la benne sans égard faisait un fameux fracas quand ça tombait au fond. Vous preniez plaisir au ramdam. Stéphane a récupéré plusieurs plaques sans rien dire. Il avait l’air d’un voleur en faisant ça, furtif. Hop, embarquées les plaques dans la petite voiture neuve. Fais gaffe aux sièges : tu te rends compte le prix que ça coûte ? Tu vas faire quoi avec ? Je sais pas, répond Stéphane. Tu réfléchis : une table basse ? Il te regarde de traviole comme si tu déconnais ou te foutais de sa gueule.

Dehors on prend son temps, causerie et cigarette : t’as fait du vélo ce week-end ? La clope c’est pas bon pour le vélo.

Bon, on y retourne. Stéphane t’indique comment fonctionne le transpalette. Regarde, c’est tout con. La poignée. Le bras articulé. Tu comprends la manip ? Là vous prenez les 24 tubes de néon qui doivent être changés, jetés aussi, dans la benne. Hop ! Stéphane embarque trois jolies pour lui et se coince la main en refermant le coffre. Trop pressé. Aïe. Il hausse les épaules, enlève les gants de sécurité, se justifie en soufflant sur l’ampoule naissante ; t’auras un cochon sur l’index demain. Stéphane rit. Il a un copain qui bricole, il fera des lampes avec ça, c’est bien. Ça peut servir. Ça servira. On n’a pas idée de jeter des conneries pareilles. C’est n’importe quoi, ça peut valoir du pognon.

Michel croisé dans les rayons en cours de démontage, Michel anéanti par les soucis voudrait voir arriver sur ce parking un océan de voitures right now. Humeur. Ça retombe sur les employés, les intérimaires, les étagères, les rideaux organza brodés, tout ce qui est plus bas. Michel suit son plan écrit. Schémas rigoureusement tracés sur ordinateur faxés par la boîte dès six heures ce matin. Téléphone au jour le jour, ne décroche jamais, applique les directives et doit tout changer au dernier moment, bien sûr. Il va et vient portable vissé à l’oreille sur toute la longueur centrale du bâtiment, depuis la réserve jusqu’aux caisses. Pas régulier et corps de Michel désaxé appuyant régulièrement en cadence sur une jambe puis l’autre. Légionnaire défilant seul sur les Champs-Élysées le 14 juillet et petit doigt sur la couture du pantalon sans dévier du regard la grille de carrelage beige. Michel, seul. Client suivant, ligne droite. Depuis le silence jusqu’aux cartes bleues aux machines qui crépitent. À bientôt chez Glifor ! Ici c’est simple : les employées ne vous adressent pas la parole. C’est interdit, on dirait tabou.

Dire f#ck à leurs plug-ins.

Michel est maintenant Dracula quand la lumière de la lampe de chantier posée à terre l’éclaire par en dessous, et la sueur quand il tape comme un sourd sur les plaques. Tu regardes ça, fasciné. Violent, l’animal perdu. Toujours comprimer les sentiments au fond de soi. De Michel, rien ne filtre. Tu te demandes de quoi est faite sa vie amoureuse. Cyrille plaint sa bonne femme. Stéphane rit.

Stéphane a bon caractère. C’est agréable. Tu apprécies son cœur simple et franc.

La position accroupie, tout en bas dans les rayons. Tirer, remplacer. Ranger. Nettoyer la gondole avec du produit qui pique les yeux. Attentif au bruit des autos qui passent au pas sur le parking devant le rideau de fer, comme au bruit du sang dans tes veines. Légère migraine contre les tempes, ton souffle et tu sais ce que ça signifie : elle est là. Elle arrive avec toi tout contre toi. C’est Anna, l’inattendue qui vient, déboule en rêve sous la forme d’une fée, à quatre heures de l’après-midi chez Glifor. À l’heure du goûter : elle est là. Tu voudrais hurler. Accroupi. Front contre le dernier étage, contre la gondole en métal. Celle du bas. Petit parmi les petits. Tu iras dans le monde, alors, mais comme Jésus. T’entends ? Tu rêves et tu crois en elle. Parce que c’est comme ça. Parce que, tout simplement, ça t’arrange, bourrique. Être humain sur la planète Terre, parmi ses habitants nombreux et ténébreux mystères. C’est fâcheux, Monsieur Spok. Tu voudrais t’enduire le corps d’huile, de boue séchée, de sang et partir. Jaillir à la guerre. Elever tout ce qui alourdit, obscurcit. Sauter.

Anna, donc. Soudain, le souvenir d’Anna, petite fée Clochette assise sur ton épaule droite ou virevoltante en boucles autour de toi souple et gentille de son corps même, de ses mouvements gracieux infinis, patineuse, te suit partout dans le magasin. Volète autour de toi, figures libres et boucles jusqu’au plafond, jusqu’aux panneaux sorties de secours maintenues très haut par des attaches magnétisées au bout de petites chaînes qu’elle s’amuse à décrocher. Michel pense que c’est toi qui arraches ça à cause de tes palettes montées trop hautes, que tu manœuvres comme un manche avec le transpalette, mais comment faire autrement ? C’est Anna, du matin au soir libre dans un sillage doré d’étoiles pailletées, jusqu’à la fin du jour infiniment doux souvenir. Elle te protège parmi les têtes de gondole (T.G), glisse entre les rayons, goûte du bout des lèvres aux pâtes de fruits énergétiques, se dit un peu je ne veux pas grossir, c’est vrai, se prend les ailes dans le scotch marron, n’arrive pas à se désengager, couine comme une petite souris mignonne en gigotant des pattes. Anna, fée, grimace, effrontée dans le dos de Michel. S’admire dans tous les miroirs, sans retenue, se trouve bien jolie sans complexe avec les cils, longs,  qui papillotent. Se vexe. Te perd. Te retrouve. S’endors dans les mouchoirs en papier, ingénue, profondément longtemps.

Surtout ne fais pas de mal à Anna, bigouden. Elle est en sucre, comme tu sais, sensible et infiniment fragile, petite fée russe posée sur ton cœur sans jamais te trahir. Jusqu’à la fin. Un jour, il faudra oublier. T’entends ? Il faudra enlever tout ce qui déconne et arracher ça de ta mémoire. Te reformater. Réinstaller. Il faut te réinitialiser, disent les amis. Opter pour un système plus fiable.

Vous m’oublierez, dit-elle. Romantisme russe. Fatalisme. Presque souhait, pour que l’histoire d’amour s’écrive jusqu’au bout. Vous vous obstinez, dit-elle encore. Plus tard : je ne vois pas jusqu’à la fin. Alors, c’était simplement quelques pas dans la neige, devant la masse grise et décorative du croiseur Aurore, à Saint-Pétersbourg, conservé là sur la Néva, en état depuis octobre 1917, à deux pas de la forteresse Pierre et Paul ? Alors c’était finalement seulement un petit bout de chemin avec elle, les pieds et les mains gelés et tu te demandes encore comment elle faisait pour supporter ses petits gants gris si fins autour de ses jolis doigts dans un froid mordant. Comment elle se débrouillait avec le simple bonnet à motif pour ne pas mourir de froid. Alors ce n’était pas une fée, ni un rêve à quoi tu avais affaire, mais une histoire ordinaire ?

Non. Tu te souviens de ses bottes blanches, des bottes de patinage artistique, on dirait. Du blanc à chaussures passé dessus pour les faire paraître plus neuves, du trou dans son collant qui était là depuis bien longtemps et de sa surprise feinte quand elle découvrit cela, déjà presque nue Cendrillon dans la petite chambre d’hôtel, détails, faux prince, que tu voyais avant l’amour. Curieux bonhomme avec elle qui dansait avec toi et vous dansiez ensemble, donc, avec beaucoup d’aisance.

Petit rêve brûlant. Boîte d’allumettes vide souvenir de Saint-Pétersbourg posé sur ta nuque. Cigarette. Boire. Fumer. Et cet amour infini maintenant quoi faire avec ? Bête prise la patte prisonnière, couper, sectionner. Prêt à tout et peur de rien, tu penses à ça sans rire. Où est ta sincérité, animal machine ? Faire attention au cœur des filles, disait ta mère, bigouden. Suivre ce que te dit ton cœur, quand même.

Le soir, immobile et sonné. Le trajet sinueux en voiture, rêveur encore, vers ton petit village, ta maison. Les cyclistes en tenues de martiens. Les tracteurs qu’il faut doubler dans les virages. Paysan qui se déporte à droite et te fait signe en se retournant. Accélération. Doubler. Les transformateurs électriques et les affiches abîmées, dessus, perçues dans un souffle. Le village de Confort enfin. La voiture connaît la route.

La porte de chez toi toujours ouverte. Ta femme, Sonia. Ta fille, Léa, rentrée de l’école. Et une demi-heure pour reprendre tes esprits, boire une seize, manger un peu : jeter la peau de banane loin dans le jardin derrière le buisson, avec les autres (c’est tout ça, toi : les hommes, seuls, collectionnent ces habitudes). Se détendre, oui. Tu ne fais plus de feu dans la cheminée. Plus besoin, à présent, avec les beaux jours revenus. Sonia lit paisiblement dans la véranda et elle te voit de dos qui rêve Dieu sait quoi, regard porté Dieu sait ou infiniment lointain. Elle se dit qu’il y a quand même des coups de pied dans le derrière, qui se perdent. Oui. Un instant avant de replonger dans sa lecture, silencieuse. Sa force et sa patience, avec toi. Bon.

Sonia, son travail d’écriture en ce moment, déjà 66 666 caractères alignés depuis le matin. L’histoire de son aviateur à elle dans l’iMac rose première génération. C’est assez. Elle dit que ça décolle. Tu ne sais pas non plus ce qui se passe dans sa tête. Ce qu’elle bricole avec cet aviateur qui ne veut pas se laisser écrire, tu l'ignores. 


Et la nuit sans lune, tu écoutes ça :



dimanche 18 septembre 2011

Le bleu du ciel



Lundi matin. Monsieur Ponpon au moment de partir ne t’a même pas adressé un regard. Il dormait profondément sur le radiateur, fatigué, sans doute de ses chasses nocturnes, des courses après les mulots du jardin et du froid de la nuit. À ce soir Monsieur Ponpon. Dormez bien, je pars.

Nouvelle boîte, nouveaux horaires communiqués pour la quinzaine par Crandstad, l’agence d’intérim du centre-ville de la petite ville voisine. Tu iras au magasin Glifor : objets cheaps pour la maison, la décoration, la fête. Tu ne sais pas où c’est.

Ronds-points et méandres pour arriver, surprenants dans cette petite ville. Stops. Feux. Stops. Ronds-points. Se glisser progressivement dans le nouveau travail et tout ce qui tourne. Se fondre et trouver un nouveau dosage. Être ici avec sa tête et voilà le parking ou tu gares la voiture : vaste, presque désert et beau tant il laisse apparaitre le ciel océanique, transparent bleu clair qui vient s’asseoir, s’allonger contrastant dur et repos sur la masse étendue du goudron neuf. Noire. Et dans un coin le bosquet d’arbres, déjà verts. Le printemps est généreux, cette année. C’est étonnant et beau.

L’enseigne jaune et rouge agressive apparaît lourde en haut du magasin et tranche sur le bleu du ciel. Nouvelle mission en zone artisanale. Tu dois impérativement y être cinq minutes avant l’ouverture. Tu t’animes, comme d’habitude maintenant, de mille figures ; celles où se mélangent ta vie hyperréaliste ici et ta vie rêvée là-bas.

Tu te foutrais des claques, bigouden. C’est bien.

Il y a quelques nuages, mais il ne pleuvra pas, tu sais ça et tu gares la voiture au loin pour marcher un peu. Voilà 200 mètres effectués à pas lents avec la stridence des mouettes au-dessus de toi, le port est à côté, le port de pêche, le port de plaisance. Les bateaux sagement amarrés côte à côte. Les goélands. Les mats. Tu penses.

Tes obsessions. Répétition des tâches. Violence sur les corps. Dire ce que l’on pense, c’est impossible. Tu crois que le monde est penché et oui, le monde est penché pour toi, aujourd’hui. Et la lune dans la nuit n’apparaissait pas, bigouden. Se lever tôt c’est dur, mais on gagne en poésie. Dommage. N’oublie pas tes cigarettes dans la voiture. Tu aimes commencer tard.

Articles venus de Chine, de la Birmanie lointaine, des Amériques. Déguisements. Encens. Coussins. Miroirs. Mouchoirs. Ornements. Magie. Perruques. Petit électroménager. Mais aussi farces, jeux, linge de maison, vaisselle, perles, peluches, postiches. Et puis fleurs et vases pour les morts. Chrysanthèmes en plastiques, effacés à la première tempête. Sels de bain multiples parfums. Bâtonnets d’encens. Ballons de baudruches. Attaches parisiennes. Bijoux. Bracelets. Jeux. Outils. Freluche. Pistolets à eau. Fleurs séchées. Produits nouveaux destinés à la vente. Lot de 12 verres en cristal, ne peuvent être vendus séparément. Cuillers à glaces. Pâte à modeler. Ne pas laisser à la portée des enfants de moins de douze mois. Flûtes à champagne déjà cassées. Confettis. Masques de Zorro. Masques de Dark Vador. Halogènes. Aiguilles. Biscuits. Tous Low-costs, vendus  chez Glifor.
Quelle est la couleur du ciel, au-dessus de vous ?
J’ai reçu il me semble : le paysage
Une nouvelle photo de vous.
Il fait beau derrière vous. Bravo.
Enregistrer sous. Elle.
Il me semble
Je suis fier

Tu enfiles dans la voiture tes chaussures de sécurité neuves données par l’agence et ça prenait un certain temps de trouver ta pointure. Ils t’ont offert aussi un joli crayon avec un bloc-notes. Série bleue cette année. Cadeaux avec le sigle de la boîte au travers. Tu n’as jamais fait de remodelage de magasin. Nouveau boulot. Tu dois t’adresser à un certain Michel quand tu arrives. Il te dira précisément quoi faire, précisait Marie, ton interlocutrice de chez Crandstad vue derrière son bureau jambes croisées avant de venir, sans lâcher le téléphone. Humeur moyenne, Marie de chez Crandstad. C’est lundi. Les collègues en retard. Aucun stylo qui marche.

Offert ! Le stylo.
Offert ! Le bloc-notes.
Offert ! Les chaussures.

Qui êtes-vous ? À quoi pensez-vous ?
J’espère. Toujours. Ou bien ?
Il me semble. Il me semble.
Enregistrer la pièce jointe sous
Enregistrer sous/ficher/éditer
Enregistrer sous poupée russe
Dans une poupée russe
Dans une poupée russe.
Danse. Ho !

Carton déchiré, déjà abîmé dans les coins et plié, celui que Marie t’a donné. Le carton de Crandstad avec la fille dessus qui ne laisse pas deviner l’usine ni le travail intérimaire. Belle brune, ça va de soi. Ses cheveux sont retenus en arrière, les mains blanches. Oreillettes attentives, hôtesse image, pure image  façonnée de com. Pétrie. Souriante, de face, sérieuse. Calme, maîtrise feutrée et décontraction affichée. Angles atténués. Presque douceur. Ça va de soi.

Tenue sage et simple, petit maquillage. La discrète. Avant-bras ergonomiquement disposés articulés sur le bureau formant un angle de 90 degrés et admire un peu. Parfait. Bureau high-tech. Design raisonnable. Document composé selon les standards graphiques de la communication d’entreprise. Figure détourée sur fond blanc. Recto verso format 20x13 plié, papier mat. Typo rose fuchsia magenta proche pour les titres ou framboise écrasée variante. Noire pour les petits caractères, texte en drapeau et retraits pour ceux-là. Filets maigres. Et logo.

Note bien tes horaires au stylo bic sur les pointillés. Et puis la phrase manuscrite étrange : « Parking devant l’entrée du magasin par la porte derrière, demander Michel Cellon ». Mystère. L’écriture de Marie, tout ça, danse jolie pour le coup jure un peu par-dessus les caractères alignés.

J’espère que vous n’avez pas froid. Navire.
Je voulais pour vous. Bien sûr. Navire.
J’espère. J’espère. Je crois promettre
Poupée russe dans une poupée russe
Dans une poupée russe. Ces mots.
Dans une poupée russe
Danse. Ange.
Ces mots.
Je crois. Ho !

Alors tu entres chez Glifor et demandes Michel Cellon. L’ambiance est tendue. Tu as senti ça tout de suite dans les yeux de l’employé frisé veste rouge et jaune (ta couleur préférée) sous les épais sourcils. Tu lis le stress, comme par hasard, sur sa figure. Ça ne rigole pas. Avancer. Croiser une à une les employées qui vaquent sans bruit. Regards de biais, regards en coin. Bon.

Êtes-vous là ?
Êtes-vous là ? Cachée
Derrière l’ordinateur ?
Vous n’avez pas de nouveau message.
Fichier enregistrer quitter suspendre
Suspendre l’activité. Taper ces mots.
Vous avez UN. Ho !
Nouveau message
Danse. Ange. Ho !

Bonjour. Michel ne dit pas bonjour : il t’a vu arriver de loin, de l’autre bout du magasin. De la sueur perle sur le front de Michel. Il court, buste en avant, pattes courtes. Il baisse la tête vers toi et c’est déjà beaucoup pour lui, en fait, ça lui demande un effort considérable, déjà. Il a regardé sa montre quand il t’a vu arriver pour s’assurer que tu n’étais pas en retard et ça veut dire en langue de Michel qu’il tient compte de ta présence.

Michel n’est pas le vrai patron. Le vrai patron est ailleurs, dans l’autre magasin, le grand, à Quimper. Celui-ci est un cadre spécialisé dans le remodelage de l’enseigne Glifor, sur toute la France, sans doute. Il tourne, mercenaire. Il tourne.

Il dit juste : remodelage, ça veut dire débarrasser les gondoles des marchandises. Démonter les gondoles, réorganiser les étagères, transporter et remonter les gondoles ailleurs dans le magasin, plaque par plaque sur transpalettes ou sur des fourmis. Plaques blanches perforées sur les gondoles. Superposer de telles plaques. Simple. Remettre la marchandise en rayon. Simple. Il faut faire ça. Trier parce que tout ne retourne pas en rayon. Il dit : tu vas te mettre avec ton pote, Stéphane qui est arrivé avant toi. Vous allez vous mettre à deux.

Cyrille travaille à côté avec Jean-Marc. Tu bosses avec trois mecs encore cette semaine, trois qui viennent de chez Crandstad, comme toi. Michel dit : l’étagère des coussins-là, tu vois, tu vas la remonter de vingt centimètres pour qu’elle arrive au niveau de la casquette des bonbons. T’entends ? Non pas là ! À droite. Il dit mains sur les hanches, soupçons : t’as déjà fait ça ? Tu dis non. Il dit : j’avais demandé à l’agence des gens qui avaient déjà fait ça. Silence antipathique agacé. Il dit aussi : mais apparemment, ils n’en ont pas. Tu dis : non. Ils n’en ont pas.

Tu penses : Monsieur Ponpon aimerait de tels coussins pour dormir.

Croire. Espérer. Je voudrais. Ange.
Envoyer ce message. Ces mots.
Sur votre peau ces mots.
Quitter. Tatouer. Alcools.
Je suis fier de vous, il semble
Vous dansez en silence
Mais vous dansez

Quand tu vois Michel, la première fois, tu penses immédiatement à une cafetière en céramique brisée, tant la nuque est blanche et la voix nasillarde, concentrée, méchante. Émail blanc craquelé, inélégant. Ce mec te glace complètement. C’est clair.

Vous voulez soudain
Quelque chose de doux pour elle
Vous voulez soudain. Ange.
Partir d’ici. Alcools. Ange.
Autour de vous les murs explosent
Vous aimez. Vous aimez.
Vous dansez dans la nuit.

jeudi 15 septembre 2011

Un balcon en forêt

Maintenant la peinture est écaillée et les fenêtres sont dans un état lamentable. Tu dis qu’il faudrait protéger votre maison des intempéries que le vent de l’océan apporte en hiver.

Tu penses depuis longtemps qu’il faut installer des volets en bois. De préférence des volets à claire voie.

Sonia ne voit pas l’intérêt de faire installer des volets. Elle n’aime pas ça. Elle n’aime pas comme tu tires les volets lorsque vous êtes en voyage et que tu fais le noir, l’obscurité bien avant la nuit, dans une chambre d’hôtel, par exemple (toi et ton fantasme du lit-clôt). Sonia est une ennemie des volets roulants, plastique ou métal qui se manipulent avec un bras articulé et encore plus des volets automatiques qui d’ailleurs ne fonctionnent jamais quand c’est elle qui s’en sert. Elle est l’ennemie de cette technologie et du rêve moderne un peu foireux des années soixante-dix. Elle dit que ça lui rappelle chez ses parents. Elle n’aime pas le double vitrage et donc il n’y en a pas dans votre maison. Elle rêve d’être dans une maison sans jamais être enfermé dedans. Avec de l’air qui passe, venu du dehors. Du courant d’air. Du bon air frais soufflé par l’océan, mais aussi soufflé par la forêt et un brin de sauvagerie. Avec des scènes de chasses vécues avec son père autrefois. Des promenades, souvenirs heureux, sur les lignes de haute-forêt en bottes caoutchouc aigle. Une maison anticlaustrophobie et intellectuelle avec des sous-bois et des odeurs d’automne. Une maison, en somme si j’ai bien compris, situé quelque part dans la forêt de Brocéliande, mais avec la mer devant. Un rendez-vous de chasse avec océan Atlantique à proximité, si possible. Une maison dans une forêt sans forêt. Sans ciel plombé ni Francette pour raconter ses histoires de vieille fille. Sans faits divers dûs à l’excès de gnôle, à l’ennui, à la connerie, à la vie de province. Une maison sans Charles Bovary. Sans pharmacie à reprendre et sans tronçonneuse hurlante. Un balcon en forêt.

Une maison il faut que ça respire, mais il peut y avoir des champignons, un peu et du désordre, un peu. Avec le paysage qui vient à travers les fenêtres et de préférence un jardin et un cerf qui passe au loin, aperçu presque divinité passant lentement derrière les arbres, craintif dans la brume. Un étang ou la mer devant. Une maison ouverte sur le monde, pas une maison repli-sur-soi. Protectrice par ses murs, mais large d’ouvertures. Surtout pas d’angles droits ni de Placoplatre cache-misère ni des matériaux de merde qui donnent le cancer et des boutons sur la peau. Une maison qui serait à l’image de son esprit, peut-être une maison intelligente, sans isolation. Très légitime et littéraire. Avec une bibliothèque, c’est sûr et un présentoir à cartes postales pour toutes les reproductions de tableaux : les cartes postales des amis, les souvenirs de voyage, la jeunesse libre et heureuse. Une maison avec de la place et si ça ne suffit pas, acheter la maison d’à côté, comme aurait fait son père. Vieux terrien jamais pressé, mais aussi sauvage, champêtre, intelligent comme elle et sachant prendre le temps de vivre, de chasser, de ne pas passer à côté de la vie, comme elle. Vivre pleinement dans une maison avec des meubles pyrogravés par son grand-père. Une maison avec de l’Histoire dedans.

Son père qui racontait comment, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient disposé un terrain d’aviation à proximité du village de son enfance. Comment les hommes montaient dans leurs machines volantes à la tombée de la nuit et revenaient au matin, insouciants, après avoir semé la mort et des tapis de bombes sur Berlin, Dresde, Hanovre. Son père qui racontait comment, ce faisant, ils aidaient les Russes à reconquérir leurs territoires, cigarettes au bec. Les Russes. Vladivostok. Koursk. Stalingrad. Leningrad.

Pour toi, c’est simple, il faudrait toujours tout repeindre en blanc. Tu vivrais presque bien au supermarché, chez « C », dans le bureau du Bison, avec un frigo, des bières, un lit de camp sans fantaisie avec un peu de musique peut-être. Quand tu aurais faim, tu descendrais la nuit dans les rayons déserts et tu éventrerais un paquet de pitch ou une boîte de saupiquet, ou un cassoulet William Saurin à même la boîte, sans réchauffer. Moine.

Une maison c’est important. Tout le monde a sa maison, pense à sa maison, vit dans une maison. La maison abrite le foyer, la famille. Sonia rêve de maisons et achète des revues de maisons comme toi des revues d’ordinateurs et ta fille qui est grande maintenant des revues people, quand vous êtes à la gare de Quimper, sur le point de partir en voyage et qu’il faudra occuper tout ce long temps ensemble dans un compartiment confiné. Vous achetez toujours de telles revues et vous plongez le nez dedans, isolés, une fois le train parti. Bon voyage.

Mais Sonia dit aussi pour revenir à cette histoire de volets que si tu veux bien t’en occuper, elle est d’accord. Mais alors tu t‘en chargeras, cette fois. C’est à toi de contacter les artisans, de demander les devis, de t’informer, de demander à gros Mich pour savoir s’il serait d’accord pour faire ça au black. O.K ?

À propos, c’est une bonne idée d’avoir fait construire cette véranda disent les amis. Oui, mais quoi faire d’autre maintenant, interroge Sonia ? Maintenant, dit Sonia nous allons construire une maison sur les hauteurs, à Plouhinec, près de là ou habite ta sœur. Une maison moderne, cette fois, avec une belle large vue sur le port de Poulgoazec. Ha bon ? Pourquoi tu ne veux pas ? Tu dis : cette maison-ci te va très bien comme ça.

Et donc cette fois, à toi de jouer. Il faudrait. Parce Sonia, pour les volets, c’est clair, c’est niet. Tu ne le feras pas. Tu laisseras traîner l’histoire des volets à claire voie. Tu ne contacteras aucun artisan et tu ne demanderas aucun devis, sans doute.

Il faudrait au moins remettre un peu de cette peinture bleu myosotis, appliquée dans la joie, lorsque vous aviez retapé ensemble la maison en un temps record, il y a quinze ans, et que vous étiez amoureux. Tu t’en foutais déjà, des maisons et au fond, tu voulais seulement peut-être aider Sonia à faire ça et surtout vivre avec elle. Seulement les maisons, les choses, les objets évoluent. Elles subissent le climat, l’instabilité, la mobilité des terrains et se dégradent.

Maintenant, il faudrait au moins reprendre un peu le mastic autour des boiseries et changer entièrement la fenêtre du deuxième étage. Il faudrait aussi repeindre l’abri de jardin. Défaire le nid des choucas qui bouche la cheminée où vous faites du feu tous les soirs d’hiver, rôtir de la viande et de bonnes brochettes et aussi griller des châtaignes dans une poêle perforée en automne. Mettre de la toile goudronnée sur l’abri à bois que tu as construit il y a sept ans et refaire le joint autour des montants de la porte de la salle de bains. Empêcher le chat d’aller bouffer les grenouilles apparues cet été. Et surtout, surtout, empêcher ce connard de chat de ramener les cadavres des mulots sous votre table, en plein milieu des repas, le midi, sans que personne ne s’en aperçoive et alors vous découvrez le rongeur mort gisant là, au moment de débarrasser, comme un sinistre présage. Et aussi : faire un trou dans le jardin pour le lapin nain de ta fille Léa qui est brusquement mort dans la nuit, sous une pluie battante. Il faudrait s’occuper du jardin et tout ça. Tondre.

Si tu ne veux pas le faire, je le ferai, dit-elle. Courageuse. Il faudrait. Ce n’est pas étonnant que vos fenêtres se dégradent. Tu te désintéresses des maisons, des intérieurs, des objets. Triste sire. Tout ça n’est pas bien grave, dit souvent Sonia. Non, ce n’est pas bien grave. C’est juste que vous êtes tous deux devenus des personnages d’une nouvelle de l’écrivain américain Raymond Carver, ces derniers temps et que ton esprit divague Dieu sait ou. À cause de toi. Et d'Anna.

Tard le soir sur votre chaîne, dans votre maison, Sonia écoute ça :



mardi 13 septembre 2011

Basculer. Pivoter.




Rapidement, l’Airbus A 319 monte dans le ciel, dépasse la ligne fine des plus hauts nuages comme s’il ne voulait plus jamais redescendre et il file vers le nord. Passagers inclinés en arrière, plaqués contre les sièges. Il faut faire confiance au pilote, vous n’êtes pas morts. Pas encore.

Tu ressens la force et la poussée des réacteurs sur le fuselage jusque sous la nuque, tu vois le pli vibrant des ailes bleu-blanc-rouge à travers le hublot. Tu aimes la force de l’engin, son plaisir de danseur prince des airs. En altitude, l’avion ralentit un peu, monstre froid, doucement d’abord, puis léger pivot vers la droite. Vibrations maximales. Instant chaos. Souffle. Sifflements. Bondir.

Vous êtes sourds. Youpi.

Vos corps sont comme des hochets dans l’âme de l’appareil. C’est comme ça. Tu ne maîtrises rien. Monde incliné. Planète Terre à droite visible dans un champ vertical, dressée en tableau abstrait penché contre le mur attendant l’accrochage. Et le soleil aussi pan dans les yeux. D’un coup. Ouah ! Vers l'est.

Corps merveilleux de l’appareil qui vibre d’un bloc puis accélère. Dragon.


Anna.

Filer vers l’est: vers Anna.
Tu te dis : c’est parti sans retour.
Tu te dis : parfait c’est parfait.
Tu ne reviendras jamais.

Alors voilà ; le ciel est dégagé au-dessus des mers de glace. Les icebergs flottants sur le golfe de Finlande, semblables depuis l’oiseau à de minuscules diamants. Étincelants au fur et à mesure de l’avancée douce de l’appareil. Des cristaux infiniment précieux, miroitants sur la surface bleutée de la mer lisse. Tu voudrais offrir ça à Anna, cette image précise et belle. Dès ton arrivée. Pas une carte postale. Des fleurs. Des compliments. Le tapis rouge.

Tu te souviens aussi de ta première vision de la Russie, depuis le ciel gribouille lorsque, peu de temps avant l’atterrissage l’avion sort de l’épaisse couche de nuages glacés qui, en janvier, couvre le ciel russe à temps complet. Tu te souviens de la fumée des usines loin après la ville, barre horizontale dans le ciel, harmonieuse quand même, rajoutant un trait noir au fusain charbonneux sur ce paysage maintenant surligné comme si besoin était. Tu vois les champs de neige infinis, les arbres noirs ligneux Brueghel l’Ancien formant dessin encore sur la blancheur à plat ou fusains sur papier granuleux ruisselants disséminés. Tu vois des renards blanc nature aperçus comme des dauphins sautant de motte en motte, par meutes, par grappes, dans les congères et ça gicle de la poussière de neige mouchetée dans leurs sillages aux abords sales de l’aéroport. Les poumons dilatés et les langues pendantes. Voilà Saint-Pétersbourg en entier, en majesté.

Et tout comme en France, des zones périphériques banales depuis là-haut, de plats entrepôts foireux pire encore. Une silhouette féminine russe et martiale sort d’un hangar noir vétuste, carreaux cassés près de l’aéroport, chapka et long manteau avançant seule dans le paysage en noir et blanc, rouillé comme dans un film de propagande tourné à balles réelles lors de la Grande Guerre patriotique. Silhouette isolée forte. Ombre qui inspire le respect comme le concept même de Russie ou le saut en parachute au-dessus d’une ville en flammes.

Respect.

Voilà l’atterrissage. Tout est plat dans ta tête, mais tremble. Tout est distribué sur la toile en aplats larges et francs. Vigueur d’un pinceau. C’est bien.

Anna qui t’attendait en bas accompagnée de sa beauté mystérieuse et profonde. Elle se serre tout de suite contre toi. Surtout ne dis rien : il fait moins seize degrés. Tu as tout le temps pour parler. Tu frôles son nez gelé dans un sourire et les moumoutes sythétiques sur les cols de vos manteaux se touchent et s’apprivoisent. Tu ne ressens pas le froid. Tu dis bêtement que tu es content de la voir plus deux ou trois mots en russe baragouiné. Tu ne devrais rien dire pour préserver l’instant, tu sais ça. Anna rit de ta maladresse. Elle sait déjà comment tu es : vous devez enfiler votre capuche, mon cher B, car vous allez prendre froid. Vos manteaux à tous deux sont épais et noirs. Le tien est plus gros, plus épais. Tu ressembles à Gagarine avec. Anna dit ça. Elle rit. Ce n’est pas vrai.

Elle parle en français impeccable dans le bus. Vous allez droit vers la ville, mais elle dit aussi je ne sais plus parler français et tu ne saisis pas tout parce que tes oreilles bourdonnent encore depuis l’avion. Tu penses ce n’est pas vrai. Tu rêves. Elle dit, vous m’excuserez. Elle rit. Panneaux publicitaires. Tu essaies de lire les inscriptions en cyrillique. C’est impossible. Quand elle te parle, tu as l'impression de rater chaque mot clé de la phrase parce qu'il y a toujours un bruit à ce moment là, qui couvre comme fait exprès. Bruit de voiture. Hurlement. Pneu. etc…

Pas de rond point, tout est linéaire. Vous passez dans la zone suburbaine devant le supermarché ou travaille Anna en tant que traductrice les documents venus de France. Tu vois le logo rouge et blanc. Le petit logo des supermarchés Auchan et le petit oiseau dessus. Elle indique ça d’un geste délicat de la main et ton attention se fixe sur les poignets surfins et les bracelets. Elle dit : Auchane. Elle rit. Tu t‘attardes sur les mains. C’est bien.

Vous parlez des liens vidéos sur YouTube que vous avez échangés tout l’automne.

Mais la pluie au même instant. Mais le vent et les éléments qui viennent claquer par bourrasque comme des objets solides contre les fenêtres de ta maison laissée à l’autre bout du continent, loin vers l’Ouest. Mais ta famille à toi, qui entends ça avec brutalité. Mais ces bruits-là, menaçants, sans rire, distincts comme une menace. Mais bien sûr.

dimanche 11 septembre 2011

Facing


Facing Le facing est un terme de merchandising désignant le nombre de produits faisant directement face au consommateur sur un ou plusieurs niveaux d’un linéaire dans un point de vente. Ainsi, si 50 produits sont initialement implantés en rayon sur 5 rangées, la frontale est de 5 produits. Le facing se mesure généralement en nombre de produits / packaging ou en centimètres linéaires. Le facing accordé à un produit influence sa visibilité et joue évidemment un rôle important dans son potentiel de commercialisation. Les marques cherchent donc à obtenir des facings importants en linéaires.

« Bon les gars vous prenez votre pause maintenant et après vous faites le facing vite fait ». T’entends ? Alors tu montes à l’étage, pour récupérer tes clopes dans le placard métallique au vestiaire après l’escalier en fer. Tu écartes un peu le petit gilet « Puis-je vous aider ? » de Christelle sur le cintre pour ne pas faire tomber la pile de vêtements. Tu sors fumer avec Stéphane, toujours enjoué. En redescendant, tu croises le Bison et Nicolas qui te frôlent et s’engouffrent comme des spectres dans le bureau du Bison. Conseil de guerre, on dirait.

Je voudrais te voir cinq minutes dans mon bureau. O.K.

Nicolas renseigne le Bison. Concours de regards de biais dans le petit bureau du Bison. Ils se flairent, deux singes sournois et c’est vieux comme les rues. Fascinant d’observer leur manège et leurs contournements. Long silence entre les deux. Soudain, petit bing signifiant du téléphone portable offert par la boîte. Besoin de recharger les batteries. Nicolas aussi voudrait recharger ses batteries. Cernes sous les yeux cireux comme un lundi.

Le Bison garde les yeux fixés sur son petit carnet rhodia orange. Il avait prévu de tout noter dedans, mais là, avec Nicolas, il ne voit pas comment faire. Il ne sait pas comment il va s’en tirer. Ce sentiment toujours d’être à côté de la plaque, en ce moment. Il ne sait pas quoi dire non plus à propos Noël qui approche. Il est question de la redéfinition de l’espace du magasin en vue des fêtes de fin d’année et de nouvelles directives imprécisément énoncées par le siège. Le cirque habituel. L’autre jour, à Rennes, pendant la réunion avec les grands pontes, Le Bison pensait tout le temps au vernis multicolore sur les ongles de sa fille de 10 ans et à sa femme qui ne l’attends plus depuis longtemps, l’esprit ailleurs. Il devrait faire gaffe à ça, à sa névrose autant qu’aux marques qui font du rentre-dedans pour imposer leurs produits.




Nicolas se tient près de la fenêtre, depuis le bureau du Bison, qui donne sur le rond-point, comme souvent debout et immobile, il tourne le dos au patron. La chemise blanche d’été dépasse un peu du pantalon. Nicolas perd régulièrement du poids depuis trois semaines environ et se néglige un peu.

Et puis il y a cet homme, de l’autre côté de la route, qu’il voit tous les matins depuis cette même fenêtre, tous les jours à la même heure posté là, devant le camion de pizzas. Un zombie. Il se demande si ça ne serait pas un fantôme ou quoi : il attend quelque chose ou quelqu’un, on dirait. Nicolas irait bien faire un tour dans la campagne qui commence juste après le magasin, ou bien se réfugier dans les nombreux rochers de Poulgoazec avec sa fiancée restée à Paris (Nicolas vit chez maman, en attendant). Mains dans les poches, il serre et tripote entre ses doigts trois de ces jetons en plastique laiteux qui servent à débloquer les caddies. Il observe les autos qui ralentissent et calculent leur trajectoire avant de s’engager franchement sur le rond-point, juste devant le zombie. C’est vraiment mal foutu par ici, un vrai sac de nœuds. Double de moi-même, ce type en blanc. Ça amuse Nicolas de penser ça. Tout le temps des travaux dans la rue. J’irai bien faire un tour, c’est vrai. Pour me changer les idées.

Clientes qui passent sur le parking en bas. Jeunes mamans. Jupes courtes scannées par Nicolas tellement prévisible. Nicolas voudrait boire de l’électricité et se contentera de Red Bull pour aujourd’hui. Midi. Il pense aux dindes du rayon boucherie. Il a faim. Caddies près du parking, dont un solitaire, complètement désossé et mort, cage vide pattes en l’air sans roues aux abords du magasin, près du champ de maïs ou se cache ce chevreuil aperçu terrorisé la nuit dernière, prisonnier dans les phares de ta voiture. Après le magasin, quand on prend la route de ton village, c’est tout de suite la campagne. Il y a ces renards qui viennent marauder près du magasin ou ça pue. Un grand bonheur. Je n’aime pas les chasseurs, se dit Nicolas, mais je mange de la viande avec plaisir.

Il imagine la nuit les orgies animales passées dans les poubelles. Il imagine, là, débouler sur le parking à trois heures du matin quand tout est calme, les chevreuils, les renards, les mulots, les campagnols, les blaireaux, les belettes, mais aussi les chiens et les chats en guest-stars domestiques et racailles. Tous museaux fouissants dans les containers dérisoires, dans la barbaque pourrie Lewis Caroll 2.0. Déchirants les paquets périmés de jambon supérieur Monique Rannou + deux tranches gratuites comme les steacks hachés XXL Charal. Et c’est la fête. Et c’est la bonne grosse pagaille arrosée sous le crachin nocturne. La débauche animale pleine panse et le rut des mâles après. Les têtons gonflés des femelles. Il y a de quoi faire. Tout est jeté. Tout repart plus tard de chez « C » vers le néant dans le grand camion et la déchetterie.

Conclusion de la réunion, dit le Bison pour clore l’entretien : pas de blanc sur les gondoles, pas de blancs laissés entre les produits. Chaque espace doit être occupé ; pour donner envie et ferrer le client proprement, sinon les carottes sont cuites et y’a plus qu’à mettre la clé sous le paillasson ou aller chez « U ». D’accord dit Nicolas plutôt crever. Fin du conseil de guerre.

Nicolas ne sait pas que le zombie qui se tient près du rond-point est en fait un auto-stoppeur et aussi un alcoolique privé de permis de conduire qui bosse chez auto-plus. Il faut bien rentrer chez soi après sa demi-journée de boulot, en attendant la voiturette et les loyers impayés..


jeudi 8 septembre 2011

Dehors autos pourries / femmes en fourrure / qui frissonnent.

Les nuages splendides dans le ciel, la clarté lumineuse du jour, un peu de douceur. Dix petites minutes face au parking. La petite fille qui dort dans la voiture, comme elle est jolie. Dehors sur le petit banc à l’heure de la pause avec les trois collègues intérimaires. Assis côte à côte devant le magasin à droite de l’entrée des artistes. Les yeux se ferment un peu, le soleil de mai vous caresse le visage et tous les quatre alignés vous avez l’air de vieux chats paresseux. De chats méditerranéens.

Le plaisir d’être ici et maintenant dans cette vie laborieuse avec tes camarades, se fait jour, émerge un peu dans ta conscience comme un événement heureux et inattendu. Les autos pépés venus remplir le caddie de biscuits pour chiens, roulent au pas devant vous, dansent lentement en votre honneur et vont se garer plus loin en frôlant les véhicules d’à côté. Tu as tes chaussures de sécurité gracieusement offertes par l’agence neuves et brillantes, serties de métal. Les filles évoquent des parcours de vie sinueux. Des emplois d’aide à domicile, de garderies qui devraient s’ouvrir cinq minutes plus tôt le matin (ça arrangerait tout le monde) de frères alcooliques devenus fous qui remettent le nez dedans, des plantes vertes du Pôle Emploi et aussi de CDD qui s’interrompent au-dessus du précipice. Mais tu ne comprends pas pourquoi elles se maquillent crûment, rose et jaune mêlé from outer space. Tu n’en reviens pas.

C’est ton côté bourge. Tu connais. C’est pourquoi c’est une surprise pour l’ordre des choses de te voir ici. Nicolas pense à son C.V long comme le bras. Tu sens la confiance qu’il a en toi. Cela te trouble vraiment.

Jeanne, grosse fille gothique avec piercings, etcétéra intérimaire comme toi d’habitude, mais aujourd’hui simple cliente est enceinte adossée au magasin, Jeanne retire ses lunettes pour se frotter les yeux soudain (le maquillage). Nicolas maladroit : « C’est pour quand ? » Tout ceci brille sous soleil de mai au sein même du magasin. Chaque détail heureux participe de l’ensemble. Nicolas cœur sous la main : « Tu veux que je pousse ton caddie ». Jeanne rit.

Youpi.

Vous participez tous les quatre au remodelage du magasin. Tu tapes comme un sourd sur la tôle des étagères et des gondoles avec les poings pour les démonter selon un ordre strict, pour les déboîter de leurs encoches métalliques tordues par l’usage et ranger tout ça vite fait au-delà de la réserve. Tu aimes le bruit qui démonte les épaules. Parfois, une lourde plaque de métal émaillée blanche tombe lourdement sur le carrelage et les mémés affolées paniquent. Tu reconnais l’utilité des chaussures de sécurité.

Au loin depuis l’escabeau « trois marches », les nouvelles caisses brillent aluminium Gagarine.
Bing entre deux étalages : trouver la clarté. Tu remets ce « trois marches » dans la réserve.

Anna.

De l’autre côté de la Néva : la statue de Pierre Le Grand. Alors tu vois soudain Anna avancer lentement dans les rues sales de Saint-Pétersbourg au mois de mars 1930. Les rues sont habituellement souillées à cause du dégel, de la neige, de la multitude des pas, du trafic des autos, des chevaux et du printemps qui pointe le nez. Anna est une très belle femme. Une fée qui s’avance seule. Tout le monde se souvient d’elle là-bas, même le plus idiot, même le plus ignare, même celui qui au mois de mars t’envoyait depuis la Thaïlande des lettres de menace de mort ridicules, même celui-là, cet abruti, connais par cœur depuis l’enfance, j’en suis sûr, les vers délicats de cette femme en les tenant tout près de son cœur à jamais.



Anna avance lentement dans la rue parce que son corps est faible et malade et l’esprit du matin brumeux parti très loin. Son fils a disparu depuis des années parce que les poèmes d’Anna autrefois encensés par le pouvoir communiste ne plaisent vraiment plus. À cause de ça le fils d’Anna est emprisonné quelque part loin dans un trou, disparu du jour au lendemain, mais ce n’est pas une surprise. Ça leur prend souvent comme une envie de pisser. C’est comme ça. Staline médite de nouvelles purges. Il faudra s’y faire. Anna tient toujours une valise prête chez elle, pour le voyage, au cas où.

Anna voudrait bien revoir son fils confisqué. Alors elle se rend auprès du bureau local semaine après semaine pour, disons, au moins avoir des nouvelles, faire des démarches, quémander en sachant que chacune de ces démarches l’éloigne encore plus de lui.

Quand elle se présente devant le magasin pour prendre place dans la file interminable, les gens reconnaissent Anna et pleurent en silence. Ils ne peuvent pas lui parler alors certains courageux récitent les poèmes d’Anna à voix basse sans la regarder même s’ils voudraient l’embrasser. Anna baisse les yeux. Anna sait que la peau des Russes est faite d’une autre matière que celle des autres peuples. Anna ne sait toujours pas de quoi cette matière est faite. Elle ne sait pas non plus pourquoi c’est toujours la merde en Russie. C’est un mystère pour elle alors elle avance lentement grâce à cette idée depuis toujours et dans l’espoir de revoir son fils, maintenant en particulier dans cette période pas facile. Circulez mon ange, mon bel ange très beau. Vous êtes dans le ciel partie jolie fée toute clarté toujours prête à vous envoler vers mon cœur aussi.

Le réveil au matin
Sommeil collé au cœur
Les carillons du kremlin
Debout, c’est l’heure enfin.

Portable encore une fois
Quelques pas dans la neige
Assez rigolé par moins seize
La glace tombe des toits

Sur le nez des passants

Veut dire redoux, mais
Les arbres tremblent encore
Aux souvenirs gelés
Comme les mains.

Tu tenais dans tes gants
La neige. La Neva
Et tout le tralala
Une bataille improvisée
Sans voir à dix pas

Dehors autos pourries
Femmes en fourrure
Qui frissonnent, Anna
À quoi pensais-tu ?

mercredi 7 septembre 2011

Caisses au repos alignées. Monstres froids sans objets.

Au petit matin. Le jour n’est pas encore levé. Tu regardes les étoiles dans le ciel. La lune. Tu entends la mer au loin. Le ressac. Le chat fait bruisser presque imperceptiblement le feuillage en se glissant doucement parmi les buissons. Il chasse et tu ne vois rien. Les mulots craignent sa présence, ses crocs, ses griffes, sa ruse et par-dessus tout son aisance déconcertante. Ils redoutent les tortures cruelles qu’ils doivent subir pendant des heures lorsqu’il parvient à capturer l’un d’entre eux au petit matin humide et frais. Tu sens les coquilles d’escargot éclater sous tes pas dans l’herbe. Tu fais la grimace à chaque fois. Tu t’excuses auprès de la communauté escargot. Ce n’est pas de ta faute si tu glisses un peu, si tes pas sont imprécis le matin et s’il fait nuit.

Tu vois la lumière clignoter d’un avion qui passe au loin dans le ciel. Il file vers l’Ouest et s’apprête à traverser l’Atlantique. Tu imagines la vie des gens dedans.

La voiture est froide. Tu sens le froid de la nuit métallique quand tu t’installes au volant. Tu as un peu mal au genou en passant l’embrayage. Tu descends lentement vers le fleuve parce que la vitesse est limitée zone 30. Après le pont tu prends direct sur la droite et après tu remontes vers le supermarché en empruntant une route si étroite que tu penses toujours avoir un accident quand tout à coup éclaire les phares d’une voiture qui vient en sens inverse. Un jour, sur la route bordée de maïs un chevreuil a surgi terrorisé et tes phares sont restés longtemps collés sur la croupe fuyante, l’animal n’ayant pas idée de bifurquer vers les champs.

Sur le parking du supermarché, il n’y a personne. Anthony n’est pas encore arrivé. Anthony est toujours là avant toi et d’habitude il se tient droit devant la porte d’entrée du personnel dite entrée des artistes. D’habitude, tu devines sa silhouette dans la nuit, zombie raide comme un taquet. Ou raide comme la vertu et dévoué comme pas deux : c’est Anthony. Anthony à l’air neuneu. Silence sur le parking désert. Silence autour de toi dans la nuit noire. Le magasin est éclairé de l’intérieur. Tu demeures dans la voiture en silence, encore un peu, moteur éteint portières closes verrouillées et mains sur le volant. La station-service est en sommeil, elle aussi. Tu sais que Nicolas est déjà là-haut. À l’étage, devant la grande baie vitrée qui offre une vue panoramique sur l’ensemble du magasin. Tu sais que Nicolas est le capitaine Achab à cette heure-ci et qu’il admire le paysage brillant de ses ambitions. Tu sais que Nicolas passe en revue tous les coups tordus qu’il va faire dans la journée et qu’il admire ce magasin comme une belle peinture, paupières hésitantes toutefois sur la force du coup à porter. Nicolas, bras croisés à l’étage devant la grande baie vitrée qui surplombe le magasin, voit se faufiler parmi les rayons la silhouette de Christelle, seule femme cadre parmi les hommes. Proie.

Nicolas descend l’escalier de métal. Il vous ouvre la porte et nous demande étrangement  « Vous êtes combien ce matin ? ». Il ne sait pas compter ? Vous êtes deux. Anthony et toi. Et Anne-Catherine elle est pas là ?

Caisses au repos alignées
Monstres froids sans objets
Dans le matin blème
Sous les néons faiblards
Anne-Catherine est attendue
À la caisse numéro 3
Anne-Catherine est attendue
Elle ne viendra jamais plus

Le Bison n’est pas encore arrivé. Tout à l’heure, le Bison passera parmi vous pour vous serrer la main. Un par un. Tous les intérimaires. Il a reçu des consignes du siège pour faire ça. Le Bison applique scrupuleusement ces consignes.

Gilles et Nicolas sont en concurrence sur pratiquement le même poste. Ils portent tous deux le doux gilet rouge des cadres, velouté sans manches. Sur le dos il est marqué en beau et grand caractère helvetica comme imprimé sur leur conscience ou comme une sentence infligée : « Puis-je vous aider ? » Non. Ils ne peuvent pas t’aider.

Gilles partira le mois prochain vers une autre enseigne. Il a prié longtemps pour qu’on change d’enseigne et que ses histoires passent à l’as mais Nicolas lui a tellement tiré dans les pattes sans vergogne, allant jusqu’à faire le siège devant le bureau du Bison après la fermeture pour lui dauber dessus. Il ne dit pas qu’il ne s’entend pas avec lui, il dit simplement qu’il voit les choses autrement, d’un autre point de vue et c’est tout, mais en attendant il le dégomme froidement et critique soigneusement ses méthodes comme un chien galeux. C’est la règle acceptée par tous les animaux. Ces petits riens qui font la différence, ces amabilités. Nicolas est une pute mais il aime sa famille.

Mais le Bison n’a rien à craindre de Nicolas, je pense. Au pire, il fera tout remonter jusqu’au siège quand il sera temps et adieu Nicolas.

Là, il dit par exemple que Cyrille n’a pas bien géré la sortie de l’été. En effet les touristes son repartis vers leurs territoires. C’est la rentrée. À cause des œufs Kinder qui sont arrivés trop tôt. On ne vend pas d’œufs Kinder en été. C’est comme ça. Il fallait laisser une semaine de plus. Les œufs kinders ne se vendent pas l’été et reviennent en hiver. C’est comme ça. Le Bison est d’accord à 100 %. Je suis d’accord à 100 % avec toi Nicolas, dit le Bison.

Là, le bison dit « et tes vacances c’était bien ? ». Avec la prime en juin, Nicolas, il est vrai, a payé des vacances à toute sa famille. Il fait chaud dans le petit bureau. Il se marre. On voit ses dents gâtées par le tabac hors des lieux publics. Il dit ça. Le bison dit ta famille c’est nous. Ta famille c’est nous dit le Bison et il repart perdu dans ses rêves de grandeur et ne voit plus Nicolas.

mardi 6 septembre 2011

Mots clés = intérimaire, supermarché hyperréaliste, hyperréalité, métal noir.

Dans la réserve, Maurice s’active autour des transpalettes depuis cinq heures du matin, quand les camions qui passent devant chez toi te réveillent la nuit dans un tremblement et sont déjà repartis vers Bourges, le centre de la France maintenant désertifié comme partout. Petite halte en Touraine avant. Centre principal distribution ouest.

En début de mois, on installe les nouveaux produits. Les cartons sont disposées devant chaque rayon. Ils attendent les intérimaires pour la mise en rayon aux emplacements ad hoc. Au magasin « C », le positif est de retour. Chez « C », ça ne rigole pas. Les camions attendent et se poussent le cul. Les chauffeurs sont assez cool et demandent ou sont les chiottes en attendant que tout soit débarqué. Ils fument des cigarettes et causent avec les filles mains sur les hanches. Les intérimaires débarquent la marchandise sur les transpalettes automatiques.

Maurice, déjà 40 ans de boîte dans le rétroviseur à manœuvrer ses engins et voit les intérimaires d’un mauvais œil. L’heure matinale ne le rend pas aimable avec le bip bip des engins quand il recule. C'est-à-dire que ce vieux con écoutait peut-être Led Zeppelin en 1973. Sic transit gloria mundi. C’est Maurice : il sait pour qui il vote. Bientôt la retraite. Bientôt, il fêtera son départ. Après le verre de mousseux et la nouvelle tronçonneuse Husqvarna, tout le monde sera soulagé. Maurice pour le moment dans sa réserve c’est le roi du transpalette et le gardien des enfers. Même le Bison à peur de lui.

Flux tendu. Pas d’improvisation. La rage.
Tu avais déjà compris, je pense, dans un rapport tendu à toi-même.
Et tu ne voulais pas l’admettre ; ta naïveté. Ce n’est rien. Ton souvenir d’elle qui te pousse.
Ton cœur en proie à la délocalisation. Lol.

C’est à quoi tu penses quand à 9 heures moins cinq minutes, en plein milieu de l’allée : un citron tombé par terre cinq minutes avant l’ouverture du magasin est allé rouler sous la gondole des produits frais. Maintenant tu es allongé de tout ton long bras tendu et tu t’aperçois qu’il y a tout un petit monde gore là-dessous qui ne demande qu’à être exploré. Qui n’a pas été exploré depuis 1980.

Les caissières sont en place, alignées.

Vous êtes prié de dégager tous les cartons pour ne pas gêner la circulation et laisser manœuvrer les caddies. Vous êtes prié d’accélérer et d’aller un peu plus vite s’il vous plaît, les intérimaires. Toi qui trouves que jamais rien ne presse, c’est chaud.

Dix heures devant le magasin, déjà un océan de voiture. Samedi. Personne ne sait que la vierge est apparue ici en 1482 à un petit paysan de 13 ans. Même sa mère n’a rien su. Pas de calvaire aujourd’hui, juste un océan de voitures. On pourrait se noyer dedans. Parfois, ailleurs, dans des parkings, des enfants se sont perdus. La Bretagne encore un peu, l’été. Demain, c’est la rentrée et dimanche le pardon de Penhors. Tu aimes l’anonymat et tu aimerais que personne ne sache rien de toi.

Nouvelle interface. Nouveau flux tendu. Rien ne marche. C’est la merde à cause de toi et tu le sais très bien.
Éviter la confusion, dit Nicolas pour lui-même. Il se redresse en disant ça.

Remodelage de toute la boîte de haut en bas prévu pour 2012. Nouvelles peintures, on refait le paquet. Parce que ça ne va pas : il faut changer tout ça. Vous savez très bien de quoi je veux parler. Le Bison assiste à une réunion avec le grand chef  de « C » pour toute la Bretagne tandis que tu ramasses ton citron. Il a peur de se faire remonter les bretelles par un jeune con comme Nicolas, par exemple. Retour à la case départ.

Dans la voiture, tard le soir, tu mets ça :