À neuf heures pile du matin Michel apparaît soudain immobile dans l’encadré noir de la porte d’entrée du personnel et vous appelle : au travail ! C’est l’heure !
Vous tournez le cou tous les quatre comme une volée de moineaux surpris buvant dans les flaques. Vous êtes de l’autre côté du parking et la tête de Michel, là-bas, n’est qu’un gros point imprécis épinglé fixe devant le magasin. Une figure encore floue privée de face et de regard : pas besoin de plus. Chacun de vous connaît par cœur ces yeux gris d’huître, portés sur vous antipathiques et sur Cyrille en particulier, depuis le début jusqu’à la fin du jour.
Vous avancez deux par deux vers le magasin, lentement. Échange entre vous d’œillades ironiques destinées à Michel. Vos silhouettes sont de grandes ombres franches découpées, orientées ouest sur la surface granuleuse du parking. Elles tremblent un peu au rythme des pas, ces ombres dans le dos : vous ne les voyez pas. Les moteurs encore chauds sous les capots de vos autos émettent de temps à autre des petits clics dans la fraîcheur matinale. Vous ne les entendez pas.
Râleur, toujours, Cyrille veut finir sa cigarette, tabac à rouler sorti de la poche au dernier moment. Il dit ça tous les jours. Cyrille ne veut pas gaspiller du bon tabac comme ça. Il va vite, il a du mal à rouler, les doigts gourds, sans doute à cause de la fraîcheur matinale. Il tachera de finir comme à chaque fois son clope à l’instant T de franchir la porte devant Michel.
Voilà la bouche de travers de Cyrille qui dit, t’as vu comment il nous parle ? T’entends ? Mâchoires serrées. Stéphane rit. Un merle chargé de brindilles passe au-dessus de vous à toutes blindes et disparaît dans le bosquet voisin. Derrière Michel, dans la pénombre, passent et s’agitent depuis l’aurore les employés, taches jaunes et rouges des tee-shirts aperçues valsant derrière le chef, qui glissent déjà en silence comme des patineurs dans le gris intériorisé et universel du travail, de la journée qui commence et jettent vers vous des regards furtifs : pas encore au boulot ? Tous portent des cartons, s’inquiètent des livraisons, des commandes qui traînent depuis la veille et ne sont pas arrivées. C’est l’heure de quoi, déjà ? Rappelle-moi ? T’entends ? Ça doit venir quand ? À quelle heure ?
Vous croisez le grand container en acier bleu poubelle et apparaît enfin complétée la face cireuse de Michel, bras croisés et chemise verte playmobil maintenant. Hugh ! Vous vous sentez vu. Aucune pensée n’encombre vos esprits. T’entends le merle qui chante à présent ? Les yeux Michel sont fixés sur le jean dégueulasse de Cyrille comme s’il se promenait en string et le suivent comme un chat, sa proie. Alors Cyrille jette d’un bras son mégot devant l’entrée du magasin, nerveux devant Michel. Il ne dit jamais rien, Michel, pas bonjour ni rien et vous emboîte le pas simplement fermant la porte après que tu sois passé le dernier sans saluer.
Cyrille est un grand oiseau maigre, mais aussi un peu raton, dégage quelque chose de gris-noir comme on dirait d’un tabac ancien. Jean lacéré au niveau des genoux parce que Kurt Cobain a existé et tee-shirt heavy metal maculé de taches. Il vit dans la petite barre des H.L.M. à un kilomètre vers le centre-ville. Laineux poilu sur les bras, épaules rentrées, dos courbé et nuque qui forme un angle à la courbure des cervicales avec la tête qui dodeline un peu comme s’il dansait quand simplement il marche, ou comme s’il avait de la musique dans les oreilles. Ordinairement mal rasé avec quelque chose d’enfumé ; on le dirait photographié par Nadar. Regard qui balaie en boucle d’un bord à l’autre du champ de vision. Timide, mais solide et fort en dépit de sa maigreur. Sueur abondante et donc odeur de Cyrille qui rend pénible le travail à ses côtés. Le corps de Cyrille est voûté comme hésitant tout entier en point d’interrogation et quand il tend le bras pour indiquer quelque chose, un produit, une marque, poser une question tu crois toujours que Cyrille va tomber en avant. Cheveux noirs gras, longs à présent clairsemés à 35 ans sur le dessus du crâne, parfois ceux qui sont laissés longs et compensent à l’arrière sont rassemblés en queue de cheval. Triangle de poils noirs au creux du menton. C’est Cyrille avec, de temps en temps, quelque chose de très drôle à dire et un grand sourire illumine soudain son visage enfantin. Il porte alors au coin des yeux une lueur abondante qui pétille, se dégage du corps mou d’un coup sec, contraste, éclaire. Vous riez tous.
Tu observes aussi que Cyrille range et trouve toujours les articles avant toi. Cyrille juste très absent du monde, en apparence. Cyrille lunaire et observateur mine de rien : voilà, c’est la tête de Turc de Michel depuis le début. Cyrille met en rayon les bâtonnets d’encens, accroupi, lunaire : « Ça va pas assez vite, là ! » Michel approche de Cyrille doucement par-derrière et lui a versé ça à deux centimètres dans l’oreille droite. J’aurais pas aimé, dit Stéphane, mains sur les hanches.
Stéphane, curieux, interrogateur : ça fait longtemps que tu bosses en intérim ? Rhinocéros blond aux cheveux courts et joufflu, presque 40 ans maintenant, géant souriant et fort, toujours enjoué, vif, comprimé dans un pull bizarre à motif zébré. Blue-jean bleu délavé, feu de plancher, baskets (il n’aime pas les chaussures de sécurité). Stéphane, célibataire propret, genre un peu curieux chez les intérimaires et range toujours avec minutie sa veste dans la petite armoire métallique en observant bien les plis, surtout le col pour ne pas froisser. Tu perçois souvent sa respiration près de toi, à quelques mètres de toi, à trois heures de l’après-midi quand tu ranges les sels de bain sur de petites étagères, Stéphane est de l’autre côté de la gondole et s’occupe des bougies. Tu ne le vois pas. Tu entends juste son souffle, gratter imperceptiblement derrière, rythmant le travail comme le tic tac d’une pendule.
Stéphane footballeur tacleur aux cheveux taillés courts, sans gel, en brosse le dimanche crampons sur les stades boueux du secteur. En semaine les entraînements autour du stade municipal et après retour au Centre-bourg ou il réside ordinairement seul sans aventure dans un petit appartement blanc, bien tenu, avec une télé géante dedans achetée récemment et le son est à fond en permanence. Il y a son chat, aussi et la maman de Stéphane qui vient de temps en temps depuis Audierne.
Stéphane jette loin devant lui des mains ouvertes en battoirs, quand il se déplace dans le magasin, angle à 45 degrés des poignets paumes ouvertes au monde et les genoux intranquilles pendant ce temps se promènent un peu désaxés, libres balanciers irréguliers qui tanguent et dribblent. Il vous rentre dedans au travail quand il perd le contrôle de sa masse qui se déporte par inertie, comme un pétrolier au milieu de l’Atlantique, ou quand il réfléchit mains sur l’arrondi du menton sans s’arrêter, regard aux cieux, c’est agaçant. Tu peux pas faire gaffe à tes gestes ? Il vient au travail avec sa bouteille d’eau minérale perso. Elle suit partout, mais se retrouve aussi égarée régulièrement dans les rayons au fil de la journée et les employés disent, tiens c’est la bouteille de Steph, tu peux pas lui ramener ?
Stéphane se prépare un sandwich le midi, avalé seul à Tréboul, pain baguette maquereau-vin blanc, seul toujours sur un banc devant le port de plaisance au soleil, avec un coca jeté par-dessus pour faire descendre, acheté dans la baraque à frites. Pas de resto, c’est trop cher. Stéphane assez solitaire, en fait.
Le matin, il enlève son tee-shirt, et tu vois Stéphane torse nu blancs bourrelets visibles au grand jour. Il enfile une ceinture lombaire devant vous, penché sur le capot de sa voiture, concentré comme un boulanger pétrissant la pâte. Il dit qu’il ne veut pas s’habituer à cette ceinture alors il ne la porte qu’un jour sur deux quitte à souffrir un peu. Stéphane, rebelle bricoleur soft pas prétentieux pour deux sous, occupé de sa Peugeot, amoureux d’elle sûrement et c’est pour la vie : une auto antique semblable à celles des gendarmes dans les années 80 (peugeot 305, je crois), enduite cet hiver d’une couche généreuse de noir glycérophtalique. Le coffre encombré d’outils, de machines, de trocs, d’objets en vrac et de rechanges, de cordages en nylon bleu-vert effilés, de joints en caoutchouc, de seaux plombeux, de rustines, de bois flotté et de pièces mécaniques encalminées que tu ne sais pas identifier correctement. Stéphane pas vantard, pas frimeur c’est bien, évoque souvent avec nostalgie son vélomoteur d’adolescent et les pompes à essence pour moteurs deux-temps ainsi que le tuyau sur lequel il fallait tirer pour faire sortir les dernières gouttes de mélange huile/essence. Il y avait là presque la moitié du réservoir, selon Stéphane, qui restait. Et beaucoup de gens ignoraient ça. Tu as déjà entendu cette histoire des milliards de fois.
Stéphane est un bon camarade, sauf certains lundi ou Stéphane amoureux des troisièmes mi-temps arrive chez Glifor avec une gueule de bois en plomb et qu’il est chargé de mauvaise humeur, nuages noirs, orages éclatants imprévisibles pour la journée, ronchon c’est à n’y pas croire.
Jean-Marc, petit et fort, habillé de noir intégral. Pendant la pause il se tient à quelques pas de vous et regard vissé au portable, il se mêle le moins possible aux conversations, vraiment comme s’il en avait rien à foutre du monde. Jean-Marc fait jouer ses doigts sur l’écran tactile de son smartphone, tête baissée. Immobile aussi. Vous ne savez rien de lui.
Quand il déboule au matin sur le parking, tu sens que Jean-Marc éprouve de la joie à laisser s’ébrouer l’auto blanche, une jolie BMW avec des sièges en cuir noir. Il arrive en dernier, les pneus crissent toujours, et tes collègues observent alors un grand silence. Stéphane fronce les sourcils et Cyrille dit : je suis sûr que c’est même pas sa bagnole. Ils pensent que Jean-Marc est du côté de Michel et ils font gaffe, sérieux, à ce qu’ils disent en sa présence.