mardi 29 mai 2012

Le bal - Deuxième partie.



Cet après-midi, le cheval blanc est rentré sans cavalier, en nage, restant là docile au milieu de la cour du Château jusqu’à ce que Kolia vienne le chercher dans un grand silence, seulement troublé par le chant des petits scandaleux. Ensorceler Anna ? Se mélangeaient les herbes dans la marmite pour faire le filtre. Tu essaieras. Tu ne sais pas si tu seras changé en grenouille ou devenir verre dépoli, mais ce sera peut-être amusant pour Anna. Tu écoutais les amis parler sous la véranda. Il faisait chaud. Tu étais loin. L’orage grondait au-dessus des récoltes. Des fourmis heureuses trouvaient le chemin du sucrier. Du vin de Géorgie. On s’activait en cuisine à faire des confitures en prévision du bal qui a lieu maintenant.

L’orchestre ne rend pas un son correct, tout au plus un bruit de cuivre oxydé, tu voudrais quand même que tout ceci dure infiniment longtemps et que le bal ne s’arrête jamais. Des petits singes tragiques s’agrippent aux balcons en hurlant, brisent les lustres ainsi que le grand chandelier. Personne n’y prête attention.

Un peintre ayant atteint une certaine renommée dans la région fait paraître indirectement tout son malaise, à cause de votre relation. Tu ne supportes pas que cet être vienne se mêler au souvenir d’Anna, de ses lettres. Demeure pour toi la possibilité de conserver en douceur la mémoire de ça.

Cet autre qui faisait comme si tu n’étais pas peintre. Et oisif. Tel autre encore se pavanant dans le salon. Un troisième préférait la promenade en barque les dimanches après-midi. On le disait endetté aux jeux. Il évoque une nouvelle fois Kolia, ce matin, surpris en compagnie du terrassier contrefait, un verre d’eau et de la vodka glacée posée sur le rebord de la terrasse, des fraises dedans flottantes comme des poissons rouges. Kolia se livrait à son commerce ignoble, dit ? Il rit. C’est Fédka lui-même aurait volé l’icône sacrée selon la Maréchale, accusatrice. Rien moins que cela. 

S’introduire la nuit dans un édifice sacré. Tu t’es trompé d’époque, Fédka. Tout le piquant de la situation s’insinue dans ces faits : d’un voyage en Malaisie, il n’a ramené que des écorchures. Il a juré de votre mort, à toi et Anna.

Le rythme du bal redouble. Valses. La foule est un fluide, ainsi que ces danses. Presque un gaz, dit la Maréchale devant Julie Mikahilovna. Un gaz onctueux servi dans la bouche du Tsar. Tu sais toujours reconnaître au loin ses intonations et prévoir ses curieuses associations d’idées. Cette fois, le tout fut dit à haute voix, témoignant de l’intention manifeste de se quereller avec la maîtresse des lieux et d’outrager publiquement, sans tenir son rang. Julie ne relève pas.

Sonia répond en russe, elle est mille fois plus poétique que toi et blêmit. Elle dit « Cher. Les conversations me glissent dessus et ne sont pas conservées dans la mémoire, mais je veux bien danser avec vous ». Cela te terrifie, car c’est la guerre. Le jeune Prince, au diable ses idées avancées, fait observer que ce village est un vaisseau fantôme. Il est ici depuis six ans. Un peu tous comme si tous vous portiez des flambeaux dans la nuit.

Se croire amoureux de ses longs cheveux toujours tendus. Tu t’encourages à persévérer dans une dernière lettre étrange que tu envoyais ce matin vers Anna. Tu le sais. Elle ne supporte pas tes politesses et tu te crois amoureux.

Ne pas mettre le feu au château. Les allumettes savent pour toi et Anna. Elles savent déjà.

Une lettre noire si les plis pouvaient être colorés de larmes et des rides au coin des yeux maintenant. Ses sourcils. Le contour de ses yeux. Elle dit aussi que le portrait que tu fis d’elle est extravagant et d’un fusain trop marqué. Elle rit. La tristesse est ton amie. Tu ne sais pas tout et tu évoques la puissance des images, cette photographie d’Anna et des enfants.

Tu ouvres la bouche pour parler, mais aucun son ne sort. Tout chez vous participe d’une abstraction. Le peintre me dit qui vous êtes : quel homme étrange, énigmatique dans vos transports.

Je peins le ciel orange.

Sa couleur rouge, mais quand même retenue parfois quelque chose de méchant pour toi. Il ne faut pas lui en vouloir : c’est qu’elle organise sa rébellion en extrayant mineuse la couleur vermillon. Tu la regardes faire, mais jamais tu n’oserais avouer cela. Ça passe en filets par son corps, l’enserre, traverse son corset, ses vêtements et les larmes se libèrent d’un coup sur toi depuis sa belle tenue en flots rouge et rose parce que satinée grande robe. Elle est fière de ses reflets, du mouvement de la robe et du galbe, alors elle se sent mieux et bien soulagée de ses nœuds. C’est malin ; ton uniforme est maculé de blessures. Ce fut très réussi. Des filets de flamme que rien ne saurait retenir. Toute cette matinée, selon une image osée. Ça fait mal.

De désir retenu.

Sur la blouse de paysanne. Les poches prennent forme : des paysages. S’inscrit en souffle toute la Russie. Les pistolets dans les poches. Et pourquoi, Prince, ces pistolets chez vous ? Braqués sur vous ? Elle voudrait te sauter au cou. Tu le sais. Exige de te trouver seule. Sans attendre rien, ni personne. Tu quittes la chambre avant que tout le monde soit levé. Tu manques de tomber dans l’escalier. La grande horloge du vestibule te libère. Que de ton esprit matière devenue fibreux, rien ne s’échappe, c’est facile à expliquer. Tu ne pouvais pas t’arrêter de pleurer, dans le rêve. En fait, tu ne dormais pas encore.

Confiant au retour des fêtes, dans la nuit, sombre de caractère. Tu préfères ne pas corriger la faute, car c’est elle qui paraît juste, dans la chemise de soie jaune, celle que tu portais ce matin.

Les musiciens se sont arrêtés de jouer et parlent un instant de l’amour d’une façon jugée par toi légère et superficielle. Les danseurs nullement gênés par le silence exécutent dans des mouvements glissants et contradictoires des ellipses audacieuses, que les jeunes filles apprécient.

Vous les hommes, suivez à distance du regard vos inspiratrices. « Il te faut une scène, Anna ». Elle rit, abolit de son vocabulaire le mot « heureuse » et s’étonne de ce ton familier. Quelque chose de carré. Elle cherche à évoquer quelque chose, de carré, pour te rendre fou, dans sa dernière lettre. Prudente, elle prend garde cependant, avec une infinie précaution dans les mouvements du poignet, à ne pas renverser de thé sur la desserte afin de ne pas maculer le papier. Elle ne fait plus de poésie pour toi et prétends simplement se distraire aux cartes, en compagnie des autres et du chant des petits scandaleux, le soir. Son chant pour toi s’est tû. Le coup est parti noué par elle de son châle, avec tendresse, mais comme si elle avait froid, soudain. Le coup de fusil, son évidence. Jamais la moindre faute dans ses lettres ni balle de fusil revenue. Elle dit : je veux vivre seule. Je veux vivre et m’enivrer chaque jour du chant des petits scandaleux.

La force de sa trajectoire, la balle brûle un à un tous les billets, sous le regard égaré du Prince. Et alors je… vos théories libérales. Ô, échelles d’ange. Échanges d’elles. Cervelles. Méduses flottantes autour de vous. Passées dans la cheminée. Ho !

Dans le rêve, tu redresses la tête exprimant une extrême confusion, mais un instant lueur dans le regard bleu. On évoque le tsarévitch devenu fou. La nuit est tombée, noire derrière les carreaux glacés. On ne voit plus la balançoire dans le parc, le noir menaçant en miroir. Rien. Le réel est devenu insupportable et tout a retrouvé sa juste place, dans l’enfer ordinaire du décor de la salle de bal. Tout est blanc : des murs et des meubles blancs laqués inouïs. Tu dis je ne comprends pas. Il faudrait de bien meilleurs chevaux pour se rendre au village voisin et faire venir un médecin. Le temps presse à présent pour Anna. Il ne faut pas qu’elle meure en couches. Kolia est ivre encore et buvait une nouvelle fois le matin, accompagné de Fédka le forçat, (il croit à la magie). Il rode en ville impuni, toute honte bue, pommadé, parfumé, roulant carrosse et menant grand train sous les dais de velours rouges. Ayant cru bien faire cependant. Souffrant de n’avoir que trop fait. Il est ici.

Tu ne comprends pas et ton regard se perd au-dehors, médusé. Apparaît dans la nuit, terrible derrière le carreau de cette fenêtre, le terrible visage et les yeux blancs de Fédka dans la nuit noire.

Fédka passe et veut être du bal. La lie de l’humanité relayée par les singes qui prennent vie sur les cheminées. Les jeunes filles disparues, apeurées sans doute évaporées. Ouliakov décrira longtemps après l’incendie le spectacle d’une mère affolée prenant sa fille, une enfant qui n’avait pas six ans, la serrant et la tenant jupe retroussée sous le bras manquait de l’étouffer. Julie Mikahilovna manquant de se faire piétiner par la foule.

Car il y a le feu au château. C’est Fédka.

Le petit scandaleux échappé de la volière, tu te souviens ? Il faisait gris dès le matin, vous étiez dehors quand même et malgré tout, il neigeait. Ouliakov l’a recueilli, c’était émouvant de le voir picorer dans un gobelet en argent : les enfants riaient et tintait alors cette folie russe, dénichant les oiseaux de maigres progrès, la patte cassée.

Tu n’es pas obligé de tout dire à Anna et j’avais compris, lui glissant à l’oreille ce mot : éternité. Elle sourit doucement. Elle dit tu sais. Elle dit et moi dans un accès de tendresse, mais ne se relève pas. Elle dit, cher, vous êtes un ange, mais vous n’étiez pas très sage. Elle parle de cette faiblesse avec je ne sais quoi dans la voix. Elle dit alors je vais mourir ? Elle dit tandis que, monsieur, vous êtes venu finalement, c’est bien. Anna prononce Adieu dans un dernier souffle et tu l’embrasses dans les flammes.

dimanche 27 mai 2012

Le bal - Première partie




Tu arrives à peine à le croire. Il faudrait se taire. Dans la nuit, elle ne répondra pas. Sa réponse sera serrée. Corsée. La gorge nouée. C’est un rêve.

Tu te revois accroché au plafond, cravate nouée autour du cou. Bon fils et chauve-souris, délibérément immobile, comme quand plus jeune, n’ayant pas encore toute ta personnalité ni pris conscience des moyens à mettre en œuvre pour l’affirmer. À cette époque tu te tenais aussi longtemps que possible immobile dans la chambre d’étudiant, collé aussi au plafond bras en croix plein d’espoir que quelqu’un vienne te délivrer. Ce quelqu’un est venu à l’aube. Ce quelqu’un a repris l’étroit sentier vers le château, muni de ta lettre.

Ce soir dans la grande salle tous portent un masque d’oiseau ; c’est l’occasion d’un bal chez mon ami le Prince, sous les lambris dorés et pourpres. Le lancier qui t’annonce donne à ces gens l’idée de ta propre mort. Des singes se tiennent immobiles sur le dessus des cheminées. Le Général observe tout cela en silence et te voit de loin. Il sait toujours distinguer le vrai du faux.

Le grand bal n’a pas encore été véritablement lancé, seules les jeunes filles se distinguent et dansent joyeusement au milieu de la salle. Elles se figent un instant, en silence, tandis que seul tu avances sur le parquet ciré, sous le regard amusé des parents. Tu les vois chuinter et siffler comme des oiseaux. En chœur. Des martinets dans la chaleur d’une cour intérieure, le soir. Toi fou. Le jeune tsar, si jeune, devenu fou aussi.

Maintenant qu’Anna le plus souvent préfère aller loin le jour derrière la rangée de peupliers à l’autre bout du parc accompagnée de ces jeunes gens qui prétendent la distraire. Tu ne parviens plus à reprendre la plume. Tu n’y songes même pas. Tu souris devant cette idée pour ne pas te retrouver emporté par le fil lamé du mauvais songe. On n’a pas le droit d’être grave comme ça. Vouloir faire croire alors qu’il s’agit d’éveiller. Personne pour te soigner et c’est triste. On ne laisse pas les gens dans cet état-là.

Le plat argenté de ta main que tu examines dans les instants de retour à soi : sans y prendre garde, il se change en verre et se brise. Tu ne supportes plus ce narcissisme rose et la musique du bal non plus de ta main qui saigne. Et donc tu ne vois plus les jeunes filles qui étaient là en cette période forte et troublée. Elles dansent silencieuses en toi maintenant, le blanc des yeux troublés comme nacré, fleurs aussitôt fanées à peine écloses.

Anna s’avance vers toi.

Un filet d’eau court entre ses doigts délicats. De la poussière infime sur les sourcils, mais elle ignore encore tout cela. Sa robe. Des rubans bleus dans le vent du printemps arrivé tôt. Vous n’êtes pas supposés vous parler. Près du buffet, à vos côtés, un jeune homme prend tout son temps pour raconter l’occasion d’une effroyable tempête sur la mer Noire. Comment ils se réfugièrent dans une crique toutes voiles baissées à la hâte. Le naufrage à l’aveugle, la peur de mourir et finalement la robinsonnade, délicieuse, sur cette île inexplorée.

Anna ouvre enfin la bouche et te donne des nouvelles alarmantes de sa mère. Elle évoque aussi un rival amoureux qui t’envoyait des lettres de menaces. Cela te faisait rire aux éclats, dit-elle. Elle rit.

La nuit, l’enfant anglais siffle doucement gravissant une à une les marches dans l’escalier et ne la réveille pas. Les bougies restent allumées et la cire rouge se répand un peu partout, sous la cendre, lentement. Tu te crois amoureux. Tu te crois charpentier-saint.

Tu agis souvent avec elle comme avec un lecteur que tu mépriserais, mais « en secret » et tu ne te rends pas compte combien cela est perceptible dans ton texte/rêve depuis vos chambres respectives et dans ces chambres, vos chimères. C’est ce qui est bien aussi dans ce style que tu dis nouveau. Pour l’instant, ça ne sort pas de ta tête, ce poison, les yeux plongés dans la tasse de thé, son souvenir toujours renouvelé, non plus que sa nuque comme une statue de Maderna. Plus rien ne filtre du dehors, les volets de bois rabattus sur chaque fenêtre pour atténuer la chaleur et personne ne s’en rend compte autour de toi. Cet après-midi, il y avait d’un côté l’obscurité du château et la succession de haies bien alignées, et quand on sortait la lumière vous prenait soudain, dans le parc.

Anna dit que l’amour c’est tout autre chose : un diable surgi de la boîte. Elle se raidit, la voix étranglée, fâchée. Elle souffle le chaud et le froid. Elle dit l’amour c’est aussi bien l’intersection de la paroi du mur et du plafond sur lequel son regard s’arrête dans les instants de fatigue avant de parcourir les lustres. Ou un élément égaré de son nécessaire à couture, de sa boîte à ouvrages. Rien ne parvient à la surface qui ne veut pas être irisée. Quiète et tranquille : voilà ce que tu désires pour elle à la surface au-dessus de la vase, de la boue loin sous l’eau de la rivière. Elle se voyait noyée, ondine certains soirs. L’amour cache autre chose, un autre trouble et chez l’homme. Tu le sais, tu la croyais cruelle avec toi.

Anna c’est ton double féminin. Tu mesures l’intelligence profonde qu’elle ignore peut-être elle même ou fait mine d’ignorer. Le temps que tu ne pouvais pas t’arrêter d’écrire, le verre a terni comme ayant séjourné trop longtemps dans la terre. Au fond, ce n’est pas difficile à comprendre, ce qui s’est passé. Elle dit ça ne va pas et s’évanouit pour de vrai à présent. À quoi bon écrire cela ? Il faut aller déterrer le verre dans la terre. L’ennui c’est qu’elle ne mesure pas sa force pourtant indiscutable. Elle ne distingue pas elle-même cela au-dedans ; ce délicat cachet de cire sur son cœur. Tu éprouverais le désir de prier si l’icône dans la basilique n’avait pas été dérobée.

Elle dit ange. Elle dit bleu, mélange rêve et réalité éveillée. Elle dit j’étais. Elle dit j’aime. Elle dit je voudrais. Elle dit pendant que et en même temps elle dit écouter que nous n’allons quand même pas rester comme ça, immobile sous la neige de ce salon dansant à s’en trouver recouvert. Elle dit si vous voulez je suis votre femme pour toujours. Elle dit pendant la nuit la question et elle dit votre nuit en traîneau. Et que sa banque d’amour était comment dire purement symbolique un instant, mais purement pour vous, n’a pas fait faillite en quelque sorte. Rougit et devient confuse, dans ses propos surtout.

Elle ne comprend pas tout. Tu t’exprimes dans une langue extraordinaire : le lunien.

mercredi 8 février 2012

Maternité



Si par hasard après l’école, elle rencontrait le cadavre d’un chat mort au milieu de la route, elle disait : c’est de la faute à Gorbatchev s’il y a tous ces chats morts en Russie. Ses parents riaient. Une autre fois, elle t’explique comment elle est devenue « pionnier », passage collectif obligé pour tous les enfants soviétiques. Mais six mois seulement, dit-elle. Elle rit. Parce que six mois plus tard l’U.R.S.S n’existait plus. À cette époque, un jour, au sein même de tes études dans une école d’art, à peine distrait pourtant d’habitude par le bruit du monde et occupé de tes pinceaux, tu écrivais cette phrase incroyable dans ton carnet d’étudiant : L’U.R.S.S n’existe plus !

Que de peurs pour toi, pour vous gens de l’Ouest dans ces années 80. Gens élevés dans la peur, pétris de culture américaine et d’apocalypses nucléaires. Effrayante Sainte Russie lointaine, froide, enneigée. Effondrée du jour au lendemain comme un château de cartes. Pays cassé maintenant, fondu. Vous autres : élevés dans la peur de tout même et surtout encore aujourd’hui. Et c’est vrai que cette image de la peur, cette neige qui fait mal aux yeux comme du gros sel, « derrière le rideau de fer » que se passait-t’il ? L’image de la peur, le projet Guerre des Étoiles, ne coïncidait pas vraiment avec ce que tu as en face de toi, le regard doux, infiniment profond d’Anna qui a examiné tes mains, tout à l’heure dans la chambre d’hôtel, tes mains passées au peigne fin, scruté et retourné dans leur moindre ridule, comme on dirait d’un plat mijotant sur le feu, les yeux clignotants et les longs cils interrogateurs posés dessus, toi allongé en travers sur le lit. Chien de fusil ? Espace insécable.

Ailleurs, dehors, les beaux cils sur toi maintenant, infiniment doux et bienveillants tu as déjà fumé ta première cigarette de la journée. L’humeur est bonne, dans le bar. Les beaux cils ont dit vrai. Ne peuvent pas mentir et te renvoient une flatteuse image. Dos droit sur la banquette, elle dit comment autrefois elle écoutait ses parents dans le petit appartement parler politique, poésie, évoquer les problèmes en Russie. Elle ne disait rien pendant ce temps d’interminables échanges soviétiques, écoutait, tard le soir, la neige tombant oblique derrière la vitre. Jeu de son regard à elle dérivant au cours des conversations sur les tranches, milliers de livres dans la bibliothèque ; elle lisait, ne comprenait pas tout. Balayant les arrangements crénelés. Mystères. Anna était une enfant, adorable sans doute et soudain tu as la vision d’Anna petite, comprenant la langue des chats morts trouvés sur la route au retour de l’école, compatissante. Toujours. La littérature pour Maman spécialiste de littérature russe. Papa professeur de littérature étrangère, tous deux à l’université de Gorno Altaisk, petite ville perdue dans la Sibérie (Ouest-sud) ou elle est repartie vivre l’esprit chagrin après ton retour comme un voleur à toi en France, aux confins du Kazakhstan, de la Chine, de la Mongolie. Un trou.

Elle dit comment son père un jour a quitté sa famille pour sa mère du jour au lendemain. Prévenante ; « vous ne devez pas faire pareil, mon cher B, faire ce que mon père à fait pour ma mère ». Un matin, à seize ans, elle quittait l’appartement familial. Une fugue ?

Alors tu ne dis rien. Tu ne réponds pas. Tu minimises. Il ne fallait pas. Il fallait l’interroger, au contraire. Creuser. Elle attend ça ! Bon Dieu tu vois tout rétrospectivement. Tu travailles à te rendre voyant. Trop tard. Les yeux troublés infiniment pourtant rêveurs devant toi quand elle observait l’océan devant la plage d’Audierne, tout attentivement et les algues aussi, les méduses, plage ou tout commence et se fini parce que pour toi, nous le verrons, tout commence et se finit sur la plage d’Audierne, à droite du môle exactement, tout le long jusqu’aux rochers et que tu disais, ce n’est pas tout à fait vrai, que l’Amérique se trouvait infiniment exactement loin derrière et souvent tu va nager là l’été, en combinaison et tu crois encore aujourd’hui l’apercevoir en sirène, comme un appel au milieu de l’océan parmi les algues, les flux de poissons argentés minuscules. Elle rit. Tu es très gentil avec les femmes que tu aimes.

L’océan est un grand corps vivant. Un cerveau. Une forme de vie, d’intelligence en soi toute seule.

Tu dis ce n’est pas grave. Ça arrive. Ça t’arrange bien de penser ça à ce moment-là, au moment du petit déjeuner, perdu dans les yeux verts et limpides d’Anna, dans tes rêves encore chauds avec elle et pas seulement les rêves, virgule, ils vous conduisirent loin de la nuit passée auprès d’elle et maintenant, virgule, tout en mastiquant soigneusement tes blinis, en buvant le jus d’orange, en reprenant du café pour la troisième fois, en te servant largement entre parenthèses comme si tu étais un touriste américain disant spaciba, mais avec l’accent de France. T’entends ? Tu reprendrais bien un peu de charcuterie. Elle t’y invite. Tu ne comprends pas, et maintenant c’est un peu tard, bien sûr. Non tu ne comprendras pas. Anna pourtant veut te raconter son histoire ; pourquoi elle est partie à seize ans de chez elle pour errer longtemps à travers la Russie ? Une gamine de seize ans à travers la Russie !

Cette Russie-là même qui encore aujourd’hui vous fait si peur, vous tous du premier jusqu’au dernier de la moelle épinière jusqu’à la pointe des pieds. Ne niez pas ! Hérisser les cheveux sur les têtes françaises ou allemandes en particulier sans conscience quand vous faites l’effort de penser à ce pays, ou quand par hasard il se met en travers de votre route, parvient dans votre gorge, dans la conversation, aux informations sous forme de maffia russe, de mariages gris, de Poutines, de prostituées, de retraites et autres purges. Et puis aussi les espaces infinis Bérézinas parcourues par la pleine lune, les wagons plombés, au mieux poésie sur une forêt de bouleaux enneigée, la nuit comme dans un tableau de Chagall avec quelqu’un qui joue du violon. Quelqu’un dans un coin, qui danse et qui joue.

Tu ne comprends pas qu’elle veut t’expliquer, ce faisant, ce qui déconne chez elle. Et te dire ses impossibilités, ses craintes. T’avertir cœur ouvert. Mais tu n’écoutes pas ? Bougre d’animal. Tu ne veux pas entendre à ce moment-là. Tu verrouilles complètement fermé ce matin-là, les yeux comme le reste. Tu dis ; ce n’est pas grave. C’est du passé et ça arrive souvent aux ados occidentaux, de fuguer. Que même tu trouves ça normal et tu es étonné que ça n’arrive pas plus souvent chez toi, cet esprit de révolte comme un passage initiatique. Que tu regrettes maintenant en te curant les dents, en demandant ou sont les toilettes aussi de n’avoir pas fait ça toi-même peut-être. Tu as toujours un peu mal aux oreilles depuis l’avion. Comme ça ne marche pas, que son message ne passe pas, elle saute directement à la fin ; c’est ma mère qui m’a retrouvé, elle a deviné où j’étais. Elle me sent. Je dis tout à ma mère. C’est trop tard pour toi.

Ton problème, c’est que tu as toujours été trop paresseux.

L’un de mes cousins passe son temps en prison. Il est fou, je pense, mon cher B. Il faut dire qu’un jour, je ne sais pas s’il était en prison, sa femme ivre morte a jeté son enfant du haut d’un pont. Elle ne s’est pas suicidée après. Elle parle. Elle sourit très doucement. Et aussi comment son mari la battait en la tirant par les cheveux. Comment Anna tentait de fuir, un jour, au milieu de nulle part avec son enfant dans les bras, attendant un taxi que son mari arrivé in extremis décommandait au dernier moment. Repartez ! Comment elle tombait gravement malade à la maternité parce que la vitre de la fenêtre était cassée et qu’il faisait moins trente dehors. Sourire doux de Madone, Bellini, elle explique aussi comment pour fêter l’arrivée, l’heureux événement, la naissance de la petite fille, son mari et ses amis passaient la nuit avec des putes, se saoulant.

Ton cœur se serre quand il pense à ça. C’est un peu tard, je trouve. Tu comprends. Pas la peine de préciser. T’entends ? Tu enduis tout d’une épaisse couche de gesso. Tu t’apprêtes à peindre son portrait. Le tableau. Ce n’est pas la solution ni des manières de faire. C’est une femme, pas un mystère ni un tableau.

samedi 28 janvier 2012

Entracte



« Il était une fois un petit garçon. Il habitait le pays le plus injuste du monde. Lequel était dirigé par des créatures qui, de l’avis de tous les humains, auraient dû être considérées comme dégénérées. Ce qui ne se produisit jamais.

Et il était une ville. La plus belle ville du monde à la surface de la terre. Avec un immense fleuve gris suspendu au-dessus de son fond lointain comme l’immense ciel gris au-dessus du fleuve. Le long du fleuve, se dressaient de magnifiques palais aux façades si superbement travaillées que lorsque le petit garçon se tenait sur la rive droite, la rive gauche ressemblait à l’empreinte d’un mollusque géant qu’on appelait « civilisation ». Laquelle avait cessé d’exister.

Tôt le matin, quand le ciel était encore tout étoilé, le petit garçon se levait et, après avoir pris une tasse de thé et un œuf accompagnés de l’annonce à la radio d’une nouvelle production record d’acier, suivie des chœurs de l’Armée chantant un hymne au Chef dont le portrait était fixé par des punaises au-dessus du lit encore chaud du petit garçon, il courait le long du quai de granit enneigé, jusqu’à l’école.

Le large fleuve était blanc et gelé comme la langue d’un continent retombé dans le silence, et le grand pont s’arquait sous le ciel bleu foncé comme la voûte d’un palais de métal. Lorsque le petit garçon avait deux minutes, il descendait sur la glace et glissait sur vingt ou trente pas, jusqu’au milieu. Tout ce temps, il songeait à ce que faisaient les poissons sous une glace si épaisse. Puis il s’arrêtait, pivotait sur ses talons et courait tout droit, sans plus s’arrêter, jusqu’à l’entrée de l’école. Il se précipitait dans le hall, accrochait son chapeau et son manteau à une patère, montait l’escalier quatre à quatre, puis entrait dans sa classe.

C’est une grande salle, avec trois rangées de pupitres, un portrait du Chef accroché sur le mur derrière la chaise du professeur, une carte des deux hémisphères dont un seul est légal. Le petit garçon s’assied, ouvre son cartable, pose son stylo et son cahier sur son pupitre, lève la tête et se prépare à entendre des sornettes. »

Joseph Brodsky, extrait de Loin de Byzance, 1976

vendredi 20 janvier 2012

Dimitri




Pense à notre étoile. Les étoiles ici filent rapidement dans le ciel. Certaines cependant brillent toujours. Moi depuis 1937. Moi qui n’étais rien je brille. Je suis l’étoile rouge. Tu connais le vers de Pouchkine. Je sais que tu le connais. Tu as froid tu trembles ou tu as peur, peut-être ? Prends garde à tes mains, Dimitri Dimitrievitch. Elles ne doivent pas être gâtées par le froid. Tu souffres d’anémie, Kostia. Tu n’es pas trop couvert pour la saison. Tu ne prends pas assez soin de toi. Tu as mauvaise mine. Tu me fais penser à ces arbres nus. Regarde celui-ci, tu vois le dessin de ses branches ? Tu vois le givre sur les vitres, celui qui s’abat maintenant en plein jour sur l’arbre. Ici, tous les bras se valent. Toutes les mains servent. Je te fais face, Kostia. Ce n’est pas pour rien si je me lève devant toi et me redresse sur mon fauteuil. Un bon fauteuil de bureau, tu sais. Une marque allemande. Nous avons beaucoup de matériel étranger, ici. Du matériel de bonne qualité. Il faut du solide, qui ne doit pas plier. Du bon acier allemand fait toujours l’affaire. Maintenant Dimitri Dimitrievitch, il faut que tu composes quelque chose pour le peuple russe. Une symphonie, mettons, diffusée à la radio, quand elle sera prête, quand tu seras prêt, par exemple le soir de Noël (nous ne savons pas encore, nous n’avons pas décidé). Bon, tu ne me connais pas. Tu auras un peu de charbon pour mettre dans le poêle et puis du bois si tu préfères dans ta petite chambre, je ne sais pas encore où je peux me procurer ça, au passage tu me mets dans l’embarras. Et après peut-être un guéridon et un service en porcelaine bleue, pour Anna.

Sinon il y a toujours une balle qui t’attend, ou un train qui peut te conduire loin. Ou elle. Et peut-être que tu ne reviendras pas. Ou dans longtemps. Tu seras vieux. Kostia. Tu n’es plus si jeune. Une balle bien taillée, effilée qui peut entrer aisément par un bout de ton corps et sortir à un autre bout et qui t’empêchera de conduire l’orchestre. Ou qui restera enfermée en toi peut-être ? Qui butera contre un os. Mais je ne sais pas si tu as les os solides. Je ne sais pas encore. Mais Dimitri Dimitrievich, regarde-moi. Ne regarde pas tout le temps par la fenêtre. Je sais qu’il neige, je sais. Tu es toujours distrait et tu m’écoutes pas. Tu ne me prêtes aucune attention. Nous verrons. Regarde-moi. Il neige oui bien sûr. Regarde en haut. La flèche de l’amirauté, là-bas je disais, brille la nuit à la lueur des balles traçantes. La nuit j’entends les bombes, aussi. Les immeubles qui s’effondrent. Je ne perçois pas les cris. Aucun cri. Ni ceux qui viennent de dehors ni ceux qui viennent d’ici. Mais j’y pense et il faut désencombrer les rues de tout ça. De tous ces cadavres. Désencombrer. C’est le mot. Regarde en bas. Le trou d’obus. Le froid.

Tu vois le chien qui boit au bord ? J’ai horreur des chiens. Ils posent toujours leurs sales pattes pleines de neige et de merde sur mes genoux quand je me promène avec Natacha, au bord de la Néva. Tout à l’heure des enfants jouaient alentour. Tu te rends compte ? Natacha elle est douce et gentille avec moi. C’était avant la guerre, c’est vrai. Je mens. Je mens tout le temps. Tous les chiens sont mangés depuis longtemps. Heureusement. Je n’aime pas les chiens. Ni les chats. Je n’aime pas les animaux. As-tu remarqué comme le sentiment amoureux est semblable à celui que l’on éprouve devant un beau paysage. Je ne parle pas de ce que l’on voit, mais de ce que l’on ressent. Et surtout si l’on est seul devant le vaste et beau paysage, disons, loin de l’être aimé. C’est horrible, en un sens, je sais. Tu réfléchiras plus tard. Regarde-moi. Ne baisse pas les yeux. Ne rentre pas dans ton cerveau. Je te fais face.

Il paraît que tu es toujours amoureux. Comment s’appelle t’elle déjà ?

Je suis l’étoile rouge. Oui. Depuis 1937. Je peux tout faire. Moi qui ne suis rien je peux monter sur la table devant toi et danser. Je peux même baisser ma culotte devant toi, si tu veux. Moi qui ne suis rien, je peux faire caca sur la table si l’envie me prend. Ne baisse pas la tête maintenant. N’aie pas honte d’Alexeï Igorovitch. Regarde par la fenêtre si mon langage ne te plaît pas. Je peux tout. Moi je rêve de me pendre à ces rideaux avec les dents. N’aie pas honte. Ces rideaux rouges. Nos locaux sont vastes et beaux. Tu as remarqué cela, Kostia ? Mais il fait froid, c’est vrai. Parfois je rêve de me jeter par la fenêtre. Tu ne trouveras pas la sortie. Tiens regarde. Mes épaules. Mes bras qui se croisent. Yip ! Yip ! Je m’anime. Je danse ! C’est l’âme russe peut-être. Hourra ! Je m’anime et je m’échauffe.  Yip ! Youp ! Yip ! Tu trouves ça grotesque ? Je prends vie devant toi. Mes épaules et mes bras sont articulés : je m’en sers. Je pense à la steppe, j’aime la neige, j’aime la nuit. À ton talent. Celui qui coule entre tes doigts. Moi c’est le sang russe et romantique qui coule entre mes doigts. Depuis 1937. une bonne année selon moi. Une année terrible. La vie est brève, Kostia.

Tiens, bois un coup ! À flots ! Regarde ! Je peins le ciel orange, maintenant. Ça coule Kostia. Regarde mes ongles comme ils sont sales. Je m’essouffle. Ils sont devenus cassants maintenant. Mon cochon. Je manque de fer aussi, à présent, à force de privations. Tu trouves que ça n’a pas de sens ? Regarde autour de toi ! derrière la flèche de l’Amirauté, cette fumée, c’est le peuple russe qui grille comme de la saucisse. La sirène. T’entends ? Tu aimes la saucisse ? T’entends la sirène ? Oui. Regarde. Il n’y a pas de piano ici : c’est dommage. Tu aurais pu nous jouer un air. Personnellement j’adore ta valse russe. Mais je n’ai pas d’avis sur ta musique et je préfère l’accordéon. Ou le violon. Je ne connais que le jeu des balles traçantes, tard le soir, au-dessus de nous. De notre ville. Et nos chars : des T34. Et les chars ennemis : des Tigres. Et les bataillons d’artillerie harmonieusement disposés autour de la ville. Je connais aussi mon bureau et les pieds sous ce bureau. Ce sont les miens. Et le revolver dans le tiroir de ce bureau, c’est le mien aussi. Et la balle dedans (une balle américaine) un jour pour ma tête, peut-être boum. Et les ennemis du peuple (la liste est longue sur ce bureau, tu vois). Et les balles pour eux aussi. Tous. Et les cris des enfants, des femmes sous les gravats. Et nos soldats dans leurs beaux uniformes gris. Tu penses à eux parfois ? Ou tu ne penses qu’à toi. Ta musique peut-être c’est le plus important ? Je ne crois pas. Tu voudrais du pain et manger. Alors ? Toujours amoureux ? Tu as peur, parfois ? Moi oui. J’ai peur de Natacha. Et de toi. J’ai peur des chiens et des chats. Et de tous. Et du ciel au-dessus de nous, qui nous couvre. Et je veux que tous les ennemis fascistes s’envasent devant Leningrad au printemps venu. Au moment venu. Nous serons heureux. Ce sera comme du velours. Je t’aime Kostia. Parce que tu veux voyager, avec ta musique. Pas moi. T’entends ? L’hiver est avec nous. Tu te prends pour Jésus, parfois ? On verra. Après la guerre on ira boire un verre.


dimanche 15 janvier 2012

Renoncer



Tu te représentes Anna, fragile silhouette, franchissant la Néva, ligne d’abord puis joli point noir au loin, avancer lentement prudent pas à pas sur l’étendue gelée.

Cette silhouette bien vivante, cette femme encore bien vivante en face de toi ne sera bientôt plus qu’un fantôme dans ta mémoire et les courriers que vous échangerez bientôt comme des paroles dans la nuit noire. Comme enfant à la campagne, tu entendais de ferme en ferme les chiens aboyer au loin. Ils se parlaient animaux, attachés sombres et tirant sur les chaînes dans les niches en tôles ondulées pour alerter peut-être du renard qui rodait. Tu percevais tout dans ton lit éveillé, les yeux grands ouverts, même, calme dans la chambre de tes parents endormis. Les aboiements te réveillaient. Le bruit des chaînes plus que les aboiements. Par le fait de cette nuit noire, il n’y aura plus de vérité entre vous deux.

Les choses sont en ordre alors, maintenant. Et aussi que le temps est beau et rond au-dessus de vous, de toi, de ta famille. Les nuages défilent. Le monde tourne encore et c’est pourquoi elle reçoit tes mails de l’après-midi au milieu de la nuit. Au début, elle ne comprenait pas pourquoi, dans ces courriers, tu parlais tout le temps du libre jeu des nuages au-dessus de toi. Tu voulais. Au début tu voulais simplement un beau paysage et décrire. Quelque chose de très classique et de très français, finalement. Peut-être composé, rigoureusement et un peu chiant. Tu voulais juste dire. Repose-toi sur mon épaule solide. Tout contre. Elle s’inquiétait, au fond, du caractère spontané de tes lettres. C’est un travail pour vous, mon cher B ?

Tu lui proposes ainsi de partager sa vie. Elle répond non, tout simplement. Mon cher B nous sommes fous tous les deux, vous et moi aussi. T’entends ? Et alors ? Ce n’est pas grave. Tu es brave, vraiment ? Au chaud, elle se brosse les cheveux et tire fort  dessus, c’est impressionnant dans la petite chambre d’hôtel de la voir tirer comme ça, face au miroir elle ne désire pas que tu la regardes. L’énergie qu’elle déploie. J’étais heureuse de partager ces dix jours avec vous loin des soucis de la vie quotidienne. Nous sommes fous tous les deux. Le soir tu peux encore éprouver toute la fraîcheur de sa jeunesse qui ne t’attendra pas, sa joie, son bonheur d’être avec toi, mais vivre avec toi, non décidément. Et puis la famille en Russie, c’est sacré. Tu dis que si elle ne veut pas venir avec toi en France et bien toi tu iras vivre avec elle, en Russie. Ta vie sera ici, avec elle et sa fille. Courageux peut-être ? Comme elle, dans quatorze mètres carrés, par exemple, sur le tapis synthétique seul luxe, que mesure son appartement et ou elle s’installe parfois épuisée avec sa fille pour regarder la télévision après le travail. Seule avec sa petite fille, dans la nuit russe, les séries à la télévision. Tu fais des promesses que tu ne sauras pas tenir alors tu devrais avoir honte. Et bien. Tu demandes si on trouve facilement du travail en Russie. Facilement ? Et bien non. Elle répond non bien sûr. Elle rit. T’entends ? Et bien, elle pleure maintenant. Voilà c’est gagné. T’as gagné. Alors tu t’aperçois qu’elle confond facilement les verbes pleuvoir et pleurer en français. Et il faut reconnaître que ce n’est pas facile de couvrir la distance pour des oreilles russes entre ces deux mots, que ce n’est pas facile non plus pour des lèvres russes, aussi jolies soit-elles, de les prononcer sans buter, sans hésiter et tu dois avouer que ce n’est pas sans charme non plus comme de dire ainsi, que le temps est un peu pleurnichon, aujourd’hui. Elle confond aussi les mots larmes et gouttes. Larme. Goutte. Pleuvoir. Pleurer. Pouvoir. Une seule goutte, dit-elle ; pour vous. Et après te regarde droit dans les yeux. Elle n’essuie pas cette larme qui file rapidement sur la joue. Et après ça ne te regarde pas, ce qui se passe dans sa tête. C’est au plus profond, on va dire. Elle regarde en travers de toi, c’est-à-dire que ses yeux traversent ton corps. Tu te demandes en coin si ce n’est pas un peu du cinéma.

Apparaissent les rues de ton village. Ses maisons de retraite, sa pharmacie, les magasins de pompes funèbres aux vols noirs des choucas dans le ciel et à leurs cris étranges. Les sonorités. Le bruit que ça fait, ces oiseaux qui tournent autour du clocher. L’angélus au matin. Louis qui va boire un coup chez Agnès et que tu vois passer quinze fois par jour devant chez toi, avec sa canne. Salut Louis ! La fraîcheur de novembre. Les bataillons de valériane, qui vont se nicher partout. Les trous dans l’asphalte, laissant apparaitre la chaussée nue d’argile et de granit, ocres, gris, gorgés d’eau, quand tu reviens du bar-tabac. Tout comme ici ces trous. Comme son cœur que tu entendais battre doucement. Le cœur d’Anna. Et donc les français ont un cœur, dit-elle ? C’est une question. Oui. Simple. Franchement. Réponds. T’entends battre son cœur ? Elle se demande de quoi est faite ta vie. Au fond, elle ne sait pas. Tu penses qu’elle n’est pas claire, parfois.

Tu penses à ton village ou il pleut tout le temps. À ta vie là-bas où le ciel est souvent pleurnichon. Et la vie là-bas et ici se mélange. Le temps aussi. Depuis un an. Brouillé. Ce qui est en haut, ce qui est en bas. Ce qui est avant. Ce qui est au milieu du trou dans lequel tu te trouves : c’est toi. C’est toi qui dois trouver la forme et le bon emplacement pour ce tableau. Ce qui est après la période comprise entre les 10 et 20 janvier 2011. Drôles de dates pour entreprendre un voyage en Russie. Et sa mère disait hier encore qu’il eut été préférable pour toi de venir en juin, par exemple. Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. Les ciels roses et bleus mêlés jusqu’à trois heures du matin. Que elle, eut souhaité que tu vinsses à cette époque-là pour pouvoir elle aussi se promener avec toi. Avec vous. Comme ce dimanche de janvier où vous vous teniez par la main tous les quatre. Toi la main d’Anna, Anna la main de sa fille. La petite fille la main de sa grand-mère. Que ce n’est pas facile de se promener en ville, en janvier avec toute cette neige qui encombre les rues et de se tenir par la main. Pas facile de trouver un trottoir assez large pour vous quatre et sur le sol glacé, par-dessus le marché. Oui, mais le ciel est parfois aussi si limpide et bleu à Saint-Pétersbourg en janvier qu’on éprouve l’envie de le boire. Boire du ciel. T’entends ? Un ciel beau et rond au-dessus de vous, à quelque endroit de la ville que ce soit. Toi tu voudrais mettre ça dans ton estomac. Au-dessus des immeubles glacés. Au-dessus des rues tracées par le monarque Pierre. Au-dessus de toutes ces immensités lointaines.

Tu sais que Saint-Pétersbourg est bâtie sur des marais humides et froids, sur un remblai de cadavres et de travaux contraints. Selon sa volonté. La volonté du monarque de construire « Une fenêtre ouverte sur l’Europe ». Oui, mais insalubre. Cela lu dans un guide, avant de venir. Tu crois cela, comme à l’irréalité de cette Ville rêvée par un seul, construite et posée par 100 000. La ville perdue en îles. Vidées les caisses du Royaume pour écarter les Suédois. C’est écrit. C’est de la géopolitique. C’est écrit donc c’est vrai et c’est sérieux. Alors tu es venu pour voir et embrasser. Pour vérifier. Pour vérifier quoi ? Nous sommes désolés de ta conduite. Nous la regrettons. On tenait à te dire ça. La Russie ? Un sixième des terres émergées. Chez toi. Dans l’avion qui venait. Tu as lu ça. Un million de baisers. Elle disait je vous attends. Elle t’a invité.

Maintenant c’est le dernier jour. Demain tu pars. Elle est accroupie sur le lit elle à l’air de prier. Elle dit : je ne peux pas. Elle dit : nous ne pouvons pas. Ha oui avec quoi comment ? Travailler ? Je pense que vous ne pouvez pas. La vie est dure ici. Je pense que vous ne vous sentirez pas à l’aise ici. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mon cher B. Vous ne pourrez pas venir ici et vivre avec moi. Le mari de Julia est venu d’Estonie et ne trouve pas de travail. Il boit. Il repartira plus tard. Vous devez comprendre ça. Tu dis encore : je travaillerai. Avec plus de douceur cette fois.

Et puis cet incident qui s’est produit dans le métro et qu’elle te donne en exemple. Oui. Dans le métro bondé il y avait cette femme tout à l’heure, gênée par ton bras accroché à la barre de métal et qui gueulait comme un putois parce que ton bras gênait. Tu parles maintenant du métro parisien. Cette violence propre aux transports souterrains. Horrible. Tu dis c’est pareil. Tu dis on oublie, mais c’est horrible. Tous les matins tu aurais du mal. Elle dit ho ! Je ne savais pas. Elle pense qu’en France tout le monde est gentil. Quand j’étais en France, tout le monde était gentil avec moi. Elle dit : mais vous devez rester dans votre famille. Tu te rends compte ? Tu ne veux pas ? L’amour c’est comme aspirer le cerveau de l’autre. L’autre culture. Comme un œuf. Comme les yeux de Michel quand hier il racontait l’ours russe. Malheureusement. Tu comprends ? Non. C’est affreux, malheureusement. Oui. Ou alors même culture, mêmes référents, même position sociale et donc bourgeois. Tu comprends ça ma chère Anna. Non. Je ne sais pas. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes sévère, tout à coup, mon cher B. Stop. Vous parlez de l’amour. Nous sommes fous tous les deux : vous et moi aussi, dit-elle, dans le noir. Mais de ça tu n’as pas peur. Non. Être fou avec elle, c’est bien d’être comme des chiens dans la nuit. Elle admet éprouver des sentiments profonds. Des contradictions insupportables.

Et même si cet amour plus tard aujourd’hui est comme un fruit qui pourrit dans l’ombre, lentement, sans qu’on n’y prenne garde, à ta grande surprise et pour ton plus grand déplaisir. Même si cela ne cesse de s’étendre et de se ramifier sur les aspects de ta vie les plus inattendus, ne cessant de surprendre, de vous surprendre, toi et ton entourage. Même si tes nuits sont peuplées de rêves ou il est question de l’effacement de ta propre personnalité traits pour traits d’un coup de gomme, de griffes, d’ongles par exemple, procédant par les moyens les plus variés de la pensée. Mais aussi de monstres terrifiants et ridicules (je veux dire : qui font rire). Et si le temps se charge de rendre de plus en plus lointaine la belle silhouette sombre évoluant sur les étendues gelées dans son beau manteau cendrillon noir. Et bien malgré tout cela tu te souviens et tu n’oublies pas. Tu ne surmontes rien et sinon ta force n’est pas présente, par moment, même si cette phrase est bizarre. C’est vrai. Pas comme quand tu disais je voudrais juste que vous sentiez contre vous ma force d’homme et que tu rêvais aussi simplement à t’allonger près d’elle, dans l’herbe (mais en été c’est vrai), sans faire le malin et vous auriez simplement regardé vers le ciel en vous tenant la main encore une fois. Alors pourquoi lui proposer aujourd’hui de partager ta vie ? De faire des promesses que tu ne peux pas tenir, peut-être. Tu te souviens. C’est tout. Elle était fière. Alors pourquoi tu poses cette question ?

Tu lui a laissé ton écharpe en souvenir. Une écharpe de Venise. Elle la porte souvent. Tu sais ça.

vendredi 6 janvier 2012

L’ours brun de Saigulem



Gilles sort du restaurant pour fumer. Il appelle Besançon, se tourne. Il perçoit la lueur orange derrière les bâtiments. C’est l’éclairage plein feu sur Notre Dame de Kazan et la perspective Nevski. Gilles saisit quelque chose d’intense, dans cette lumière-là. Il veut prendre la photo, mais une femme passe dans le champ. C’est Anna. Gilles est beau, par moments dragon de la vapeur sort de sa bouche ténébreuse quand il gèle. Il gèle sombre, maintenant. Mais il ne sait pas traduire ça. Gilles a toujours froid aux pieds, ici et regrette encore une fois Besançon, sa ville. Ne parvient pas à s’abstraire du boulot. La fatigue. Le supermarché à construire, mais ouf c’est terminé. N’y pensons plus. Les caisses à mettre en place. Les fêtes de fin d’année. Inauguration. Un océan de détails et Besançon très loin. Sortir et s’en griller une. Sortir. Allo Besançon ? Je voulais te dire que tout est en angle ici. O superman. You don’t know me. But I know you.

Gilles appelle Besançon, mais Besançon ne répond pas. Il doit y avoir des stalactites de glaces sur les fils électriques ou je ne sais quoi d’autre qui empêche que ça passe. Vous n’avez pas de nouveau message. Ne renoncez jamais. Gilles a des poches sous les yeux.

Silicone. Inauguration du nouveau magasin Auchane à Saint-Pétersbourg, Russie. Leningradskaïa Oblast. Parallélogramme métallique des caissières, pour poser les pieds. Caoutchoucs enclipsables sur des rails. Conduits. Plastiques désossables. Caches en plastiques noirs, enclipsables par-dessus les vis. Jeu de clés à laine, pour les caisses à l’intérieur de la petite boîte à droite. Former les nouvelles caissières. Initier le personnel à l’esprit de la boîte. Caches en plastique blanc pour afficher les prix. Toujours à gauche des produits. Tiges en alu évidées. Poids zéro. Carrelage blanc cassé, qualité économique. Tiges filetées tous calibres. Flexibles. Sections prédécoupées sur le métal. Le logo de la marque dedans. Tu n’hésites pas, tu coupes. Au dernier moment. Le cordon. Tu coupes le mot traduire. Tu colles. Tu tires parce que c’est élastique et après, tu enclipses. Voilà. Du Français au Russe.

Le restaurant de la rue Griboedov. Meubles en bois et banquettes installées dans la simplicité du décor. Éclairages rouges, géométriques, dans le soir, sur la rue orange. Murets de briques peintes glycérophtaliques saumon partout. Quelques photos d’autrefois, des gravures, des plans encadrés de Saint-Pétersbourg. L’amirauté, les Rostres, l’île Vassilievsky. Des reproductions de peintures, les chats de Piter. On les voit ; ils mangent des saucisses sous les ponts dans la rue. Vous les trouverez facilement clochards. Oui, tout est en angles, ici. C’est vrai. Anna pousse la porte. C’est facile à trouver.

Traduire. Du français au russe
Du russe au français

Parfois je dis que
Même si c’est une feuille morte…

Entendre détails
Froissent délicat
C’est un souffle
Mystère

Pour un an
Écouter les amis
Entendre dire
C’est impossible

En passant

Vous seule à mes yeux
Par goût du mystère
Heureux
Lointain
Inespéré

Du français au russe
Du russe au français

Anna dont les yeux verts ne savent pas trop où se poser, se lancent à tour de rôle à l’assaut des murs, comme des araignées minuscules et blessées, ne parviennent pas à accrocher l’espace de leurs pattes en longs cils. Elle est arrivée la dernière et désynchronisée, fait le tour de la table. Serre rapidement les mains sans se départir jamais de son immense candeur, mon Dieu, au plus profond intimidée par les tensions qui parcourent son corps quand elle ne connaît pas les gens et se débarrasse de sa chapka. Sa douceur. Mais les Français sont aimables, poussent les chaises, invitent, charmés déjà au fond s’excusent de la faire venir en catastrophe ce soir très sombre dehors et pourtant si plein de neige qu’on trouve dommage que ça ne se mange pas ; asseyez-vous, chère Anna. Ils ont déjà commandé de la vodka, des plats qui arrivent déjà sur la table dressée. Pressée, Anna choisit les pylmenis qui resteront froids dans l’assiette tout le temps de la traduction. Ils parlent vite et elle ne parvient pas à suivre l’un et l’autre, au début. L’un : Michel. L’autre : Gilles. Français venus de France. Cadres dans le grand supermarché. Bonshommes. Cravates toutes serrées bons salaires. Serguei seul russe autour de la table écoute. Anna c’est son travail. Traduire, du français au russe et du russe au français. Deux heures de traduction contre deux jours de congé : c’est intéressant pour cette fois. Le repas et le ticket de bus payés. Merci. Tant de neige.

« Les Français ils ne sont pas méchants, mon cher B, les femmes en Russie pensent toujours que les Français sont les meilleurs amants. »

Michel, responsable du magasin pour toute la Russie, navigue ici depuis cinq ans. Il raconte. Michel a participé le mois dernier à une chasse à l’ours près de Novossibirsk, invité par le cacique local. Tout le râpeux de la Russie sort de sa bouche, disons avec complaisance. Appuie fort sur les détails des steppes sauvages hérissées de forêts noires de pins, de neige durcie à moins trente, d’hommes et de femmes sauvages enivrés abominablement la nuit tombée, la Lune. Michel a les yeux blancs par la vodka, se chamanise à l’occidentale, donc, et n’a plus de pupilles œufs séparés il ne reste que le blanc (c’est l’inspiration) et dit c’est lourd, le débile. Débite. Anna traduit pour Serguei. Michel a mangé dévoré l’ours grillé après, avec ses hôtes, dans la forêt montagneuse, marécageuse autour d’un grand feu bien fumeux bien bivouac bien poudreux. Un ogre on dirait comme il se doit. Serguei rit. Gilles est impressionné bien sûr et demande si c’est bon, l’ours brun, alors ? C’est bon ? Alors est-ce que c’est bon ? Anna arrête de traduire et les trois hommes se tournent vers elle. Anna dit je suis sibérienne (de l’Altaï).

Anna dit j’ai souvent mangé de l’ours de Saigulem bien sûr aussi dans les montagnes Aktache, ou nous vivions autrefois avec mon mari. Oui, l’ours, c’est bon (mais c’est fort et ça sent fort aussi). Oui, j’étais très jeune. Je me suis mariée très jeune. J’ai divorcée depuis (mon mari me battait et m’obligeait à boire de la vodka dès trois heures de l’après-midi et je ne voyais pas pourquoi je devais boire comme ça avec lui). J’ai mangé de l’ours depuis aussi, souvent. Mon mari me battait et me tirait par les cheveux (elle fait le geste et tire). Mais j’ai mangé de l’ours souvent encore et encore en Altaï. Oui et sans lui. Et je me lavais les cheveux dehors le matin, près de la rivière, par grand froid dans l’eau vive, mon beau-père disait encore de moi : elle est folle. Je ne suis pas folle.

Elle est comme un ange de la Mort, maintenant, devant ces hommes. Ce soir elle t’expliquera à toi rien qu’à toi que, petite fille, on lui faisait croire que les pieds d’ours écorchés disposés dans le frigo étaient des pieds humains. Vous riez, gros bêtas, tant et plus. Ses petites dents blanches alors ; tu remarques qu’il en manque une. Elle t’aimait. Tu voudrais sortir, aller chercher sa dent manquante dans la mer.