samedi 28 janvier 2012

Entracte



« Il était une fois un petit garçon. Il habitait le pays le plus injuste du monde. Lequel était dirigé par des créatures qui, de l’avis de tous les humains, auraient dû être considérées comme dégénérées. Ce qui ne se produisit jamais.

Et il était une ville. La plus belle ville du monde à la surface de la terre. Avec un immense fleuve gris suspendu au-dessus de son fond lointain comme l’immense ciel gris au-dessus du fleuve. Le long du fleuve, se dressaient de magnifiques palais aux façades si superbement travaillées que lorsque le petit garçon se tenait sur la rive droite, la rive gauche ressemblait à l’empreinte d’un mollusque géant qu’on appelait « civilisation ». Laquelle avait cessé d’exister.

Tôt le matin, quand le ciel était encore tout étoilé, le petit garçon se levait et, après avoir pris une tasse de thé et un œuf accompagnés de l’annonce à la radio d’une nouvelle production record d’acier, suivie des chœurs de l’Armée chantant un hymne au Chef dont le portrait était fixé par des punaises au-dessus du lit encore chaud du petit garçon, il courait le long du quai de granit enneigé, jusqu’à l’école.

Le large fleuve était blanc et gelé comme la langue d’un continent retombé dans le silence, et le grand pont s’arquait sous le ciel bleu foncé comme la voûte d’un palais de métal. Lorsque le petit garçon avait deux minutes, il descendait sur la glace et glissait sur vingt ou trente pas, jusqu’au milieu. Tout ce temps, il songeait à ce que faisaient les poissons sous une glace si épaisse. Puis il s’arrêtait, pivotait sur ses talons et courait tout droit, sans plus s’arrêter, jusqu’à l’entrée de l’école. Il se précipitait dans le hall, accrochait son chapeau et son manteau à une patère, montait l’escalier quatre à quatre, puis entrait dans sa classe.

C’est une grande salle, avec trois rangées de pupitres, un portrait du Chef accroché sur le mur derrière la chaise du professeur, une carte des deux hémisphères dont un seul est légal. Le petit garçon s’assied, ouvre son cartable, pose son stylo et son cahier sur son pupitre, lève la tête et se prépare à entendre des sornettes. »

Joseph Brodsky, extrait de Loin de Byzance, 1976

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