vendredi 20 janvier 2012

Dimitri




Pense à notre étoile. Les étoiles ici filent rapidement dans le ciel. Certaines cependant brillent toujours. Moi depuis 1937. Moi qui n’étais rien je brille. Je suis l’étoile rouge. Tu connais le vers de Pouchkine. Je sais que tu le connais. Tu as froid tu trembles ou tu as peur, peut-être ? Prends garde à tes mains, Dimitri Dimitrievitch. Elles ne doivent pas être gâtées par le froid. Tu souffres d’anémie, Kostia. Tu n’es pas trop couvert pour la saison. Tu ne prends pas assez soin de toi. Tu as mauvaise mine. Tu me fais penser à ces arbres nus. Regarde celui-ci, tu vois le dessin de ses branches ? Tu vois le givre sur les vitres, celui qui s’abat maintenant en plein jour sur l’arbre. Ici, tous les bras se valent. Toutes les mains servent. Je te fais face, Kostia. Ce n’est pas pour rien si je me lève devant toi et me redresse sur mon fauteuil. Un bon fauteuil de bureau, tu sais. Une marque allemande. Nous avons beaucoup de matériel étranger, ici. Du matériel de bonne qualité. Il faut du solide, qui ne doit pas plier. Du bon acier allemand fait toujours l’affaire. Maintenant Dimitri Dimitrievitch, il faut que tu composes quelque chose pour le peuple russe. Une symphonie, mettons, diffusée à la radio, quand elle sera prête, quand tu seras prêt, par exemple le soir de Noël (nous ne savons pas encore, nous n’avons pas décidé). Bon, tu ne me connais pas. Tu auras un peu de charbon pour mettre dans le poêle et puis du bois si tu préfères dans ta petite chambre, je ne sais pas encore où je peux me procurer ça, au passage tu me mets dans l’embarras. Et après peut-être un guéridon et un service en porcelaine bleue, pour Anna.

Sinon il y a toujours une balle qui t’attend, ou un train qui peut te conduire loin. Ou elle. Et peut-être que tu ne reviendras pas. Ou dans longtemps. Tu seras vieux. Kostia. Tu n’es plus si jeune. Une balle bien taillée, effilée qui peut entrer aisément par un bout de ton corps et sortir à un autre bout et qui t’empêchera de conduire l’orchestre. Ou qui restera enfermée en toi peut-être ? Qui butera contre un os. Mais je ne sais pas si tu as les os solides. Je ne sais pas encore. Mais Dimitri Dimitrievich, regarde-moi. Ne regarde pas tout le temps par la fenêtre. Je sais qu’il neige, je sais. Tu es toujours distrait et tu m’écoutes pas. Tu ne me prêtes aucune attention. Nous verrons. Regarde-moi. Il neige oui bien sûr. Regarde en haut. La flèche de l’amirauté, là-bas je disais, brille la nuit à la lueur des balles traçantes. La nuit j’entends les bombes, aussi. Les immeubles qui s’effondrent. Je ne perçois pas les cris. Aucun cri. Ni ceux qui viennent de dehors ni ceux qui viennent d’ici. Mais j’y pense et il faut désencombrer les rues de tout ça. De tous ces cadavres. Désencombrer. C’est le mot. Regarde en bas. Le trou d’obus. Le froid.

Tu vois le chien qui boit au bord ? J’ai horreur des chiens. Ils posent toujours leurs sales pattes pleines de neige et de merde sur mes genoux quand je me promène avec Natacha, au bord de la Néva. Tout à l’heure des enfants jouaient alentour. Tu te rends compte ? Natacha elle est douce et gentille avec moi. C’était avant la guerre, c’est vrai. Je mens. Je mens tout le temps. Tous les chiens sont mangés depuis longtemps. Heureusement. Je n’aime pas les chiens. Ni les chats. Je n’aime pas les animaux. As-tu remarqué comme le sentiment amoureux est semblable à celui que l’on éprouve devant un beau paysage. Je ne parle pas de ce que l’on voit, mais de ce que l’on ressent. Et surtout si l’on est seul devant le vaste et beau paysage, disons, loin de l’être aimé. C’est horrible, en un sens, je sais. Tu réfléchiras plus tard. Regarde-moi. Ne baisse pas les yeux. Ne rentre pas dans ton cerveau. Je te fais face.

Il paraît que tu es toujours amoureux. Comment s’appelle t’elle déjà ?

Je suis l’étoile rouge. Oui. Depuis 1937. Je peux tout faire. Moi qui ne suis rien je peux monter sur la table devant toi et danser. Je peux même baisser ma culotte devant toi, si tu veux. Moi qui ne suis rien, je peux faire caca sur la table si l’envie me prend. Ne baisse pas la tête maintenant. N’aie pas honte d’Alexeï Igorovitch. Regarde par la fenêtre si mon langage ne te plaît pas. Je peux tout. Moi je rêve de me pendre à ces rideaux avec les dents. N’aie pas honte. Ces rideaux rouges. Nos locaux sont vastes et beaux. Tu as remarqué cela, Kostia ? Mais il fait froid, c’est vrai. Parfois je rêve de me jeter par la fenêtre. Tu ne trouveras pas la sortie. Tiens regarde. Mes épaules. Mes bras qui se croisent. Yip ! Yip ! Je m’anime. Je danse ! C’est l’âme russe peut-être. Hourra ! Je m’anime et je m’échauffe.  Yip ! Youp ! Yip ! Tu trouves ça grotesque ? Je prends vie devant toi. Mes épaules et mes bras sont articulés : je m’en sers. Je pense à la steppe, j’aime la neige, j’aime la nuit. À ton talent. Celui qui coule entre tes doigts. Moi c’est le sang russe et romantique qui coule entre mes doigts. Depuis 1937. une bonne année selon moi. Une année terrible. La vie est brève, Kostia.

Tiens, bois un coup ! À flots ! Regarde ! Je peins le ciel orange, maintenant. Ça coule Kostia. Regarde mes ongles comme ils sont sales. Je m’essouffle. Ils sont devenus cassants maintenant. Mon cochon. Je manque de fer aussi, à présent, à force de privations. Tu trouves que ça n’a pas de sens ? Regarde autour de toi ! derrière la flèche de l’Amirauté, cette fumée, c’est le peuple russe qui grille comme de la saucisse. La sirène. T’entends ? Tu aimes la saucisse ? T’entends la sirène ? Oui. Regarde. Il n’y a pas de piano ici : c’est dommage. Tu aurais pu nous jouer un air. Personnellement j’adore ta valse russe. Mais je n’ai pas d’avis sur ta musique et je préfère l’accordéon. Ou le violon. Je ne connais que le jeu des balles traçantes, tard le soir, au-dessus de nous. De notre ville. Et nos chars : des T34. Et les chars ennemis : des Tigres. Et les bataillons d’artillerie harmonieusement disposés autour de la ville. Je connais aussi mon bureau et les pieds sous ce bureau. Ce sont les miens. Et le revolver dans le tiroir de ce bureau, c’est le mien aussi. Et la balle dedans (une balle américaine) un jour pour ma tête, peut-être boum. Et les ennemis du peuple (la liste est longue sur ce bureau, tu vois). Et les balles pour eux aussi. Tous. Et les cris des enfants, des femmes sous les gravats. Et nos soldats dans leurs beaux uniformes gris. Tu penses à eux parfois ? Ou tu ne penses qu’à toi. Ta musique peut-être c’est le plus important ? Je ne crois pas. Tu voudrais du pain et manger. Alors ? Toujours amoureux ? Tu as peur, parfois ? Moi oui. J’ai peur de Natacha. Et de toi. J’ai peur des chiens et des chats. Et de tous. Et du ciel au-dessus de nous, qui nous couvre. Et je veux que tous les ennemis fascistes s’envasent devant Leningrad au printemps venu. Au moment venu. Nous serons heureux. Ce sera comme du velours. Je t’aime Kostia. Parce que tu veux voyager, avec ta musique. Pas moi. T’entends ? L’hiver est avec nous. Tu te prends pour Jésus, parfois ? On verra. Après la guerre on ira boire un verre.


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