dimanche 27 mai 2012

Le bal - Première partie




Tu arrives à peine à le croire. Il faudrait se taire. Dans la nuit, elle ne répondra pas. Sa réponse sera serrée. Corsée. La gorge nouée. C’est un rêve.

Tu te revois accroché au plafond, cravate nouée autour du cou. Bon fils et chauve-souris, délibérément immobile, comme quand plus jeune, n’ayant pas encore toute ta personnalité ni pris conscience des moyens à mettre en œuvre pour l’affirmer. À cette époque tu te tenais aussi longtemps que possible immobile dans la chambre d’étudiant, collé aussi au plafond bras en croix plein d’espoir que quelqu’un vienne te délivrer. Ce quelqu’un est venu à l’aube. Ce quelqu’un a repris l’étroit sentier vers le château, muni de ta lettre.

Ce soir dans la grande salle tous portent un masque d’oiseau ; c’est l’occasion d’un bal chez mon ami le Prince, sous les lambris dorés et pourpres. Le lancier qui t’annonce donne à ces gens l’idée de ta propre mort. Des singes se tiennent immobiles sur le dessus des cheminées. Le Général observe tout cela en silence et te voit de loin. Il sait toujours distinguer le vrai du faux.

Le grand bal n’a pas encore été véritablement lancé, seules les jeunes filles se distinguent et dansent joyeusement au milieu de la salle. Elles se figent un instant, en silence, tandis que seul tu avances sur le parquet ciré, sous le regard amusé des parents. Tu les vois chuinter et siffler comme des oiseaux. En chœur. Des martinets dans la chaleur d’une cour intérieure, le soir. Toi fou. Le jeune tsar, si jeune, devenu fou aussi.

Maintenant qu’Anna le plus souvent préfère aller loin le jour derrière la rangée de peupliers à l’autre bout du parc accompagnée de ces jeunes gens qui prétendent la distraire. Tu ne parviens plus à reprendre la plume. Tu n’y songes même pas. Tu souris devant cette idée pour ne pas te retrouver emporté par le fil lamé du mauvais songe. On n’a pas le droit d’être grave comme ça. Vouloir faire croire alors qu’il s’agit d’éveiller. Personne pour te soigner et c’est triste. On ne laisse pas les gens dans cet état-là.

Le plat argenté de ta main que tu examines dans les instants de retour à soi : sans y prendre garde, il se change en verre et se brise. Tu ne supportes plus ce narcissisme rose et la musique du bal non plus de ta main qui saigne. Et donc tu ne vois plus les jeunes filles qui étaient là en cette période forte et troublée. Elles dansent silencieuses en toi maintenant, le blanc des yeux troublés comme nacré, fleurs aussitôt fanées à peine écloses.

Anna s’avance vers toi.

Un filet d’eau court entre ses doigts délicats. De la poussière infime sur les sourcils, mais elle ignore encore tout cela. Sa robe. Des rubans bleus dans le vent du printemps arrivé tôt. Vous n’êtes pas supposés vous parler. Près du buffet, à vos côtés, un jeune homme prend tout son temps pour raconter l’occasion d’une effroyable tempête sur la mer Noire. Comment ils se réfugièrent dans une crique toutes voiles baissées à la hâte. Le naufrage à l’aveugle, la peur de mourir et finalement la robinsonnade, délicieuse, sur cette île inexplorée.

Anna ouvre enfin la bouche et te donne des nouvelles alarmantes de sa mère. Elle évoque aussi un rival amoureux qui t’envoyait des lettres de menaces. Cela te faisait rire aux éclats, dit-elle. Elle rit.

La nuit, l’enfant anglais siffle doucement gravissant une à une les marches dans l’escalier et ne la réveille pas. Les bougies restent allumées et la cire rouge se répand un peu partout, sous la cendre, lentement. Tu te crois amoureux. Tu te crois charpentier-saint.

Tu agis souvent avec elle comme avec un lecteur que tu mépriserais, mais « en secret » et tu ne te rends pas compte combien cela est perceptible dans ton texte/rêve depuis vos chambres respectives et dans ces chambres, vos chimères. C’est ce qui est bien aussi dans ce style que tu dis nouveau. Pour l’instant, ça ne sort pas de ta tête, ce poison, les yeux plongés dans la tasse de thé, son souvenir toujours renouvelé, non plus que sa nuque comme une statue de Maderna. Plus rien ne filtre du dehors, les volets de bois rabattus sur chaque fenêtre pour atténuer la chaleur et personne ne s’en rend compte autour de toi. Cet après-midi, il y avait d’un côté l’obscurité du château et la succession de haies bien alignées, et quand on sortait la lumière vous prenait soudain, dans le parc.

Anna dit que l’amour c’est tout autre chose : un diable surgi de la boîte. Elle se raidit, la voix étranglée, fâchée. Elle souffle le chaud et le froid. Elle dit l’amour c’est aussi bien l’intersection de la paroi du mur et du plafond sur lequel son regard s’arrête dans les instants de fatigue avant de parcourir les lustres. Ou un élément égaré de son nécessaire à couture, de sa boîte à ouvrages. Rien ne parvient à la surface qui ne veut pas être irisée. Quiète et tranquille : voilà ce que tu désires pour elle à la surface au-dessus de la vase, de la boue loin sous l’eau de la rivière. Elle se voyait noyée, ondine certains soirs. L’amour cache autre chose, un autre trouble et chez l’homme. Tu le sais, tu la croyais cruelle avec toi.

Anna c’est ton double féminin. Tu mesures l’intelligence profonde qu’elle ignore peut-être elle même ou fait mine d’ignorer. Le temps que tu ne pouvais pas t’arrêter d’écrire, le verre a terni comme ayant séjourné trop longtemps dans la terre. Au fond, ce n’est pas difficile à comprendre, ce qui s’est passé. Elle dit ça ne va pas et s’évanouit pour de vrai à présent. À quoi bon écrire cela ? Il faut aller déterrer le verre dans la terre. L’ennui c’est qu’elle ne mesure pas sa force pourtant indiscutable. Elle ne distingue pas elle-même cela au-dedans ; ce délicat cachet de cire sur son cœur. Tu éprouverais le désir de prier si l’icône dans la basilique n’avait pas été dérobée.

Elle dit ange. Elle dit bleu, mélange rêve et réalité éveillée. Elle dit j’étais. Elle dit j’aime. Elle dit je voudrais. Elle dit pendant que et en même temps elle dit écouter que nous n’allons quand même pas rester comme ça, immobile sous la neige de ce salon dansant à s’en trouver recouvert. Elle dit si vous voulez je suis votre femme pour toujours. Elle dit pendant la nuit la question et elle dit votre nuit en traîneau. Et que sa banque d’amour était comment dire purement symbolique un instant, mais purement pour vous, n’a pas fait faillite en quelque sorte. Rougit et devient confuse, dans ses propos surtout.

Elle ne comprend pas tout. Tu t’exprimes dans une langue extraordinaire : le lunien.

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