jeudi 22 août 2013

Я живу на другой планете / Je vis sur une autre planète. Partie 1

Crédit Photo = O.B



La vue depuis l’appartement se décompose en quelques plages horizontales et colorées : en bas les voitures sont alignées serrées. Aussitôt après une surface de halage pierreuse bute contre les quais puis voilà une rangée d’arbres régulière. Depuis les parapets en acier, des escaliers conduisent quelques mètres plus bas, à hauteur des eaux vertes du canal Saint-Martin à Paris ; sombre une partie de la matinée et plus tard sous le soleil ponctué de reflets. Sur l’autre rive, en exacte symétrie, l’horizontale d’autres quais, d’autres parapets et encore après la masse régulière, grise, comme échouée, de grands immeubles parisiens, rectangles articulés les uns dans les autres, origamis de béton qu’on voudrait déplier.

Parmi eux se distingue une brigade des pompiers de Paris, juste à côté d’un café. Tu vois les pompiers, d’abord au garde-à-vous, s’entraîner tôt le matin à cabrioler entre les camions rouges, tenant des échelles à bout de bras, les jetant l’un à l’autre à l’exercice et les gyrophares, les casques argentés comme des poissons, se reflètent dans les eaux à peine voilées du canal.

Les propriétaires de l’appartement où tu loges sont partis en vacances. C’est un endroit calme, à l’écart des boulevards bruyants. Août 2013. Un souffle de vent. Tout est bleu dans le ciel. Août. Ce matin, tu vas déposer ton dossier de demande de visa pour aller en Russie.

Hier soir, Claire t’a remis les clefs de l’appartement prêté. Elle évoquait un récent voyage en Inde. Elle racontait ça au moyen de souvenirs précis et verts, s’animant en petits gestes de la main rapides, symétriques. Si tu ne savais pas quoi faire, lors de ce séjour, elle te recommandait d’aller faire un tour du côté des plages de Paris et nager, de te détendre un peu. À propos ; vous échangiez trois mots sur la Bretagne. Puis comme elle revenait toujours à l’Inde, de but en blanc, tu évoquais ton projet de voyage en Russie. Elle te donnait quelques consignes concernant l’arrosage des plantes et au moment de filer, Claire, pressée, manquait presque de te remettre les clefs avant de dévaler l’escalier.

Tu te souviens aussi d’une autre conversation avec Anna, qui disait, presque aussitôt après ton arrivée à Saint-Pétersbourg : - Vous êtes comme le martien pour moi. Tu répondais : - Être là. Regarder. C’est tout ce qui m’intéresse, Anna. Oui, elle disait ça : des choses fameuses le long de la Fontanka, devant le musée Akmatova. Ou encore devant la basilique Notre Dame du Sauveur sur le Sang. Ou devant le croiseur Aurore qui se déplace de temps en temps. Oui, de temps en temps il remonte l’escalier de sa vieille maison - le port de Saint-Pétersbourg - pour aller se faire recogner le métal quelques bassins plus loin.

C’était vrai. À l’occasion de ce premier voyage à Saint-Pétersbourg, à ton arrivée, après les premiers pas dans la rue, tu t’es aperçu que tu dormais ici. Que dans tes rêves, la nuit, tu te voyais ici. C’était un peu inquiétant et nocturne. Il s’agissait alors d’une Russie modifiée qu’il eut fallu désigner autrement. C’est normal à cause de ton casque et de la combinaison spatiale, quand tu débarquais, ignorant tout de la langue, des mots, de la musique. Il s’agissait d’un voyage qui ne coïncidait pas forcément avec la réalité de ton imaginaire. Tout comme des affiches, par exemples, soudaines dans la rue, nous trouble car il s’agit d’un rêve, soudain ou nous devons revenir à un effort d’attention parce que le sourire vibrant et rouge sous les cocotiers alors que nous étions au mois de novembre veut nous entraîner dans une réalité parallèle ; on voit le mensonge, il crie, et pourtant c'est la réalité pour nous qui vivons ici et maintenant. Tu baisses la tête alors comme un cheval de trait. Tu voudrais avoir un chapeau qui te donnerait l'impression d'être un homme, un vrai.

Lisez l’image et le tableau.

Tu observais tout avec des yeux ronds cyrillisés : les bords de la Néva en pointillés encombrés de travaux, le bordel dans la rue, le musée de l’Hermitage, les Rostres : tout ceci ne correspondait pas à la carte postale. Pour tout dire, tu voyais en fond une carte de la ville et par-dessus le profil de la Dame. Tu ne savais plus que peindre dans ta tête, si c’était du Chagall ou quoi.

Vous étiez tous les deux brumeux et très froids, noir et blancs gantés avec écharpes, manteaux et boues dans les rues verglacées par moins seize. Sur les vitres des autobus on pouvait voir en une fraction de seconde se former de curieux dessins blancs de plantes variées souvent semblables à des fougères. Elle te prenait en charge et par la main, Anna. Tu serrais. Tu regardais tout ça. Chat qui d’un geste sur le côté revient dans le passé ; danse. D'un bond il est sur l'armoire. D'un bond il est trente ans en arrière, mais cela nous ne le savions pas.

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